Chapitre huit - Chasse à l'homme
Les marches de l'escalier n'étaient pas humides ; il n'y avait pas de rats, pas même d'araignées ; la cave était bien ordonnée, un peu fraîche et bien aérée pour conserver le vin ; aucune ombre bizarre n'apparaissait à la lumière de la lampe à pétrole que tenait Lincoln, bref, si la vie de Laura n'avait pas été en jeu, Victoria aurait été un peu déçue par le manque de romantisme ou de gothique de cette expédition, qui aurait pu être digne d'un de ces romans à quatre sous qu'on trouve chez les libraires.
Mais la vie de Laura était en jeu, et Victoria s'en voulut de cette pensée qui l'avait effleurée. Lincoln fut le premier à rompre le silence :
« La partie de cave où je l'avais enfermé se situe sur la gauche, méfiez-vous, il peut y être en embuscade. »
Harmon, qui avait placé Victoria devant lui pour la protéger si FitzHenry attaquait par derrière, la rattrapa pour se placer à ses côtés. Mais lorsqu'ils arrivèrent à la prison, tout ce qu'ils virent était FitzHenry qui se disputait avec Laura - si absorbés par leur querelle qu'ils ne remarquèrent même pas les trois nouveaux-venus.
Victoria était derrière Lincoln et Harmon, et ils étaient tous trois arrivés alors que la dispute était bien entamée. C'étaient deux éléments qui empêchèrent Victoria de bien comprendre le sujet exact de leur dispute (si du moins il y en avait un). Cependant, il lui semblait vaguement comprendre que Laura était folle de rage que FitzHenry ne soit pas réellement mort, ce qu'il avait toutes les raisons de mal prendre. Par ailleurs elle se disait prête à lui pardonner cela mais ne supportait pas l'idée qu'il ne voit en elle qu'un appât, un butin contre lequel échanger Alicia, alors que son imagination déjà déçue se satisfaisait, si il n'était pas un fantôme, qu'au moins il soit un époux. Comme il ne remplissait aucune des deux catégories et n'avait pas la moindre intention d'en remplir une dans un futur proche, elle se retournait désormais contre son ravisseur, avec lequel elle avait été complaisante jusqu'ici, et bien qu'il ait à son actif nombre de pratiques douteuses, Victoria le plaignait un peu maintenant que Laura prouvait la véracité du proverbe ''les flammes de l'Enfer ne sont rien à côté de la fureur d'une femme délaissée''.
Lincoln cependant leva son pistolet et le braqua vers FitzHenry.
« Pas un geste, FitzHenry ! lança-t-il d'une voix terrible. Laura, si vous pouviez nous rejoindre... »
La jeune fille sursauta en les voyant et les rejoignit d'un pas leste. Harmon la laissa passer sans se déconcentrer et elle vint sauter dans les bras de Victoria.
« Si vous saviez comme il est cruel ! s'exclama-t-elle.
-Prenez vos responsabilités, rétorqua Victoria, qui, maintenant qu'elle était assurée que Laura était en sécurité, n'avait pas l'intention de prendre des pincettes avec elle. Vous l'avez rejoint de votre plein gré, oui ou non ?
-Oui, convint Laura.
-Et tout le monde vous avait prévenu qu'il était une brute sournoise, oui ou non ?
-Oui, convint Laura.
-Donc la seule personne responsable de votre présence dans cette cave...
-C'est moi, dit Laura. Mais enfin reconnaissez que je suis bien malheureuse.
-C'est vrai, dit Victoria. Mais le fait que vous vous soyiez jetée, contre l'avis de tous, dans les bras d'un homme qu'on vous déconseillait autant qu'humainement se peut, ne va pas jouer en votre faveur. Enfin, il est temps de remonter à la surface. Harmon, voulez-vous bien nous accompagner ? »
FitzHenry s'exclama alors :
« Ah, hors de question ! Ça ne va pas se finir comme ça ! »
Lincoln ajusta son pistolet et demanda :
« Quoi, tu veux mourir pour de bon ? Ou tu menaces encore Laura ?
-Elle était parfaitement au courant que j'étais le seul à lui avoir dit la vérité, ici ! La vérité, c'est que vous êtes tous morts ! Vous êtes tous morts, et ses sœurs et elles étaient les seules personnes encore en vie du manoir ! Tout ce que je voulais, c'était lui prouver la vérité ! »
Le coup de feu partit. Victoria n'aurait pas su dire si Lincoln avait tiré intentionnellement, si le coup était ''parti tout seul'' ou même si il y avait un mécanisme qu'elle ignorait dans le fonctionnement des pistolets qui avait déclenché de lui-même le tir, mais le coup de feu partit. FitzHenry reçut la balle dans le cœur et mourut sur le coup. Laura et Victoria étouffèrent un cri - c'étaient des jeunes femmes de la bonne société, c'était donc le premier mort qu'elles voyaient, bien que Victoria ait failli se retrouver nez-à-nez avec le corps de son oncle Alan, quelques années auparavant, après qu'il soit tombé du toit du Brightwell's.
Harmon dit quelque chose à Lincoln, que Victoria n'entendit pas - tout se brouillait autour d'elle, même les sons - et elle sentit qu'il la saisissait par le bras pour la ramener vers la surface, vers l'air libre, air qui semblait avoir oublié le chemin qu'il prenait d'habitude pour arriver aux poumons de Victoria.
Quand tout redevint clair, elle était assise dans l'herbe devant le manoir, et tout le monde s'affairait autour d'elle pour tenter de la ranimer. Harmon se trouvait agenouillé près d'elle et la regardait du plus inquiet des airs. Elle fut touchée par cet air.
Les jours suivants se déroulèrent de manière assez floue : on empaqueta tout, les garçons se débarrassèrent du corps dans la forêt environnante, mais Victoria ne connut pas les détails de l'opération, on décida de garder le secret sur la véritable mort de FitzHenry, censé, de toute manière, être mort plusieurs années plus tôt, et on mit ses dernières paroles sur le compte du délire, ou d'une attente désespérée de perturber ses ennemis par un ultime mensonge.
Le jour du départ arriva, plus tôt, à vrai dire, que cela n'était prévu, et Victoria retrouva sa place dans la calèche, près d'Alicia et en face de Rebecca. Alors que le cocher s'apprêtait à faire marcher ses chevaux, Harmon sauta sur le marche-pied et demanda à Victoria, à voix basse :
« Mademoiselle Brightwell, puis-je requérir l'honneur de vous écrire ?
-Oui, répondit Victoria, un peu trop vite peut-être. Adressez vos lettres au Brightwell's, mon frère me les transmettra. »
Elle s'en voulut d'avoir acquiescé si vite. Non pas qu'elle ne veuille pas garder le contact avec Harmon, mais maintenant il aurait l'impression qu'elle n'avait pas pris le temps de réfléchir, que sa réponse n'était pas consciente de ses implications. Elle était tombée sous son charme et elle n'avait rien contre un début de cour, fût-elle par correspondance.
Non, la seule chose qui l'embêtait, c'était que, si FitzHenry avait menti, Lincoln n'aurait pas eu besoin de le tuer pour l'empêcher de parler.
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