Chapitre cinq - Le petit garçon
Ils auraient pu se tourner autour de nombreux mois, créer des qui pro quos par centaines. Mais le petit garçon vint simplement dans la chambre - pourtant fermée - d'Eliza une nuit, et la réveilla en la poussant doucement par l'épaule.
« Ne criez pas, surtout, dit-il alors qu'elle ouvrait les yeux. Les gens ne doivent pas savoir que je suis là. Le sauraient-ils qu'ils ne vous croiraient d'ailleurs pas. Je vais être franc avec vous : vous ne devriez même pas me voir. Mais j'ai remarqué que vous souriez l'autre jour, et on sourit généralement peu à John la première fois qu'on le rencontre - surtout en regardant droit dans les yeux l'être censément invisible qui l'accompagne.
-Invisible ? répéta Eliza dans un murmure. Comment ça ?
-Vous avez dû entendre parler des anges gardiens ? demanda-t-il.
-Oui, dit Eliza. Vaguement. Ce n'est pas quelque chose dont j'ai été instruite par le catéchisme anglican, mais une ancêtre à moi était française, et catholique, et croyait donc à ce genre de choses. Pourquoi ? »
Une idée lui traversa l'esprit, une idée dont la bizarrerie la fit pouffer - enfin, plus ou moins, car ses membres étaient pris d'une étrange stupeur et elle ne pouvait bouger, sa poitrine même était trop oppressée pour supporter un pouffement.
« Vous n'êtes pas l'ange gardien de Mr Bishop, quand même ?
-Non, dit le petit garçon. En fait... je suis à ses côtés pour une raison proche mais tout autre. Je vais vous raconter une histoire, Mademoiselle Brightwell. L'histoire de John Bishop. Vous ne devez jamais la raconter à qui que ce soit, toutefois.
-Pourquoi ? Est-ce que c'est quelque chose de... de sacré ? demanda Eliza, qui ne parvenait pas à mettre le doigt sur le mot exact qu'elle cherchait pour exprimer sa crainte.
-Non, parce que c'est sa vie à lui, et que sa vie est privée, répondit le petit garçon, toujours aussi sérieux. John Bishop est né dans un immeuble que vous connaissez et qui fut démoli quand il était encore assez jeune, pour être reconstruit et après une certaine période de vacance, devenir le Brightwell's tel que vous le connaissez. Il n'était pas encore policier à l'époque, il a fait pas mal de métiers avant de trouver sa vocation. Mais un soir il conduisit à la fête d'ouverture du Brightwell's son maître - il était alors cocher - et alla aux cuisines prendre un petit quelque chose à boire pour se réchauffer. C'est là qu'il rencontra une jeune fille qui venait du Danemark : elle était venue voir son frère qui faisait son grand tour d'Europe, mais l'avait manqué de peu ; voulant le surprendre, elle ne s'était pas annoncée, et il était déjà en route pour l'Espagne. La cousine qui la logeait était invitée ainsi que son mari, ils l'avaient amenée, elle s'était rendue aux cuisines pour demander un peu d'eau... ils se plurent tout de suite. Leur différence de fortune, de classe, de nation, aurait pu mener à un roman en trois volumes mais un oncle de John eut la bonté de lui payer une vie non plus de domestique, mais d'étudiant, et bientôt il passa quelque soit l'examen qu'il faille passer pour devenir policier. Quant à la jeune fille, elle resta en Angleterre. Ils se marièrent l'été suivant, Inga Karan devenant Mrs Bishop. Elle changea même son prénom en Elsa par amour pour John, pensant que c'était plus simple à prononcer pour leurs voisins anglais. Ils vécurent leur première année de mariage en nageant dans le bonheur le plus pur, et ce fut couronné au bout de quelques mois par l'annonce qu'ils auraient un enfant. Ils avaient prévu de le nommer Neil en l'honneur de son oncle danois, Nils Karan, si c'était un garçon, et c'en fut un. Mais ni Inga ni Neil ne survécurent à l'accouchement. John Bishop, fou de rage et de tristesse, blasphéma tant qu'il put, se damna de toute éternité - selon toute vraisemblance - et renonça à tout au nom de son travail. Il n'a plus aucune envie dans la vie, plus aucun désir qui le guide. Mais il y a quelques temps, il est passé devant une église, et pour la première fois depuis cinq ans - depuis la mort d'Inga - il y est entré, et il a allumé un cierge. Il est reparti sans prier - enfin, sans formuler de prière, mais Dieu entend ce qui est dans les cœurs. Il y a une rédemption possible pour John Bishop, Mademoiselle Eliza. Et c'est là que vous entrez en jeu.
-Moi ? s'étonna Eliza.
-Oui, vous, dit le petit garçon. Vous ressemblez à Inga - non pas par vos traits, mais dans votre personnalité douce et patiente. De plus, vous vous nommez Eliza, ce qui ressemble à Elsa. Vous pourriez être la rédemption d'Eliza.
-Vous me demandez, résuma Eliza, de vous remplacer en tant qu'ange gardien de Mr Bishop.
Le petit garçon éclata de rire.
« Je ne suis pas son ange gardien ! Non, c'est à la fois trop d'honneur et de grotesque ! Je suis... enfin, je devais être l'ange gardien de Neil Bishop. Je suis resté derrière après sa mort parce que Neil... ce qu'il aurait pu être... les espérances de John à son encontre... ses souvenirs à rebours si vous comprenez, sont tout ce qui empêche John d'aller se jeter dans la Tamise. Alors je reste, et dès qu'il tombe dans une trop sombre mélancolie, je m'impose. Je lui rappelle la joie qu'il a éprouvé avec Inga, et la joie qu'il aurait pu éprouver avec Neil. Mais cette solution ne durera pas longtemps. Cette joie, on la lui a retirée. Il en veut au monde entier - et à lui-même. Vous devez m'aider, Mademoiselle Brightwell. Après tout... Votre prénom... »
Il commença à luire faiblement et posa la main sur sa poitrine. Eliza entendit, se superposant, à la fois un prénom et ce qu'elle supposa être une langue ancienne qu'elle ne parvint pas à identifier, mais qu'elle comprit malgré tout.
Josaphat, murmura le petit garçon en se désignant. Dieu juge.
Puis c'est elle qu'il pointa du doigt et dit de cette étrange voix à deux niveaux :
Mais Elizabeth. Dieu promet.
Eliza cligna des yeux, surprise, et c'était le matin. Ce ne pouvait pas être un rêve, si ? Mais qui, avec un esprit bien ordonné, prétendrait que cela s'était réellement déroulé ?
Elle était confuse. Mais la dernière chose à faire était bien d'aller frapper à la porte du voisin pour lui demander si il avait autrefois épousé une danoise nommée Inga Karan. Si elle avait tort, il la prendrait pour une folle, et si elle avait raison, il voudrait savoir comment elle le savait, elle ne pourrait mentir et il la prendrait pour une folle.
Non.
Non non non non non.
Ça ne pouvait pas être vrai, quand même !
Ce n'était pas parce qu'elle rêvait des choses bizarres qu'elles devaient être vraies. Et surtout, elle ne voulait pas se retrouver coincée à assurer la rédemption d'un homme qui pensait qu'elle avait tué son frère !
C'est là que l'évidence la frappa.
Bien sûr que si. C'était même la seule raison pour laquelle elle voudrait bien le fréquenter. S'assurer qu'il ne l'accuse pas du meurtre de James.
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