Après l’ascension de la falaise, une nouvelle, tout aussi ardue, nous attend. Dans mes souvenirs, il fallait gravir deux cent vingt deux marches pour accéder au sommet de l’édifice. Avant d’entamer notre progression, le gardien me confie une lampe tempête.

• Les petits gars, d’où venez-vous ? nous interroge-t-il en fermant avec une clé énorme la porte derrière nous
• De l'océan, répond Morgan tout naturellement.
• Vous êtes marins ? insiste notre hôte, quel est le nom de votre bateau ?
• Le Pearl, annonce fièrement mon compagnon.
• Comment avez-vous échoué ici ? s'inquiète le gardien.
• Sur un morceau de bois, persiste Morgan.
• Quoi, s’écrie-t-il, votre vaisseau a fait naufrage ?
• Pas vraiment, enfin je ne l'espère pas, soupire mon ami, je ne sais pas vraiment ce qu’il s'est passé.
• Grimpons, j’ai préparé une bonne soupe de poissons, ça va vous requinquer et pendant que vous remplirez vos estomacs, vous me raconterez.

Le visage de Morgan est marqué, la lumière faiblarde ne peut dissimuler la lassitude qui l'envahit. La fatigue de ses derniers jours, la faim ont puisé dans ses réserves. Dans les bribes de ma mémoire, nous avons été extirpés de notre sommeil, ligotés et abandonnés à notre sort dans une grotte. Combien de temps sommes-nous restés sur cette île ? Avons-nous été drogués ? Quelles étaient les intentions de nos ravisseurs ? Nous faire seulement peur ? Nous faire mariner ? Toutes ses questions restent sans réponse.

Les escaliers sont interminables, nos vêtements humides collent à la peau, alourdissent nos pas et ne nous facilitent pas la tâche. Rien ne nous sera épargné. Le pied de Morgan ripe. Sa main tente de s'agripper au mur pour ne pas dégringoler et m’emporter dans sa chute. Il étouffe un cri et termine à genou sur la marche. Je l’aide à se redresser, il m’accorde un sourire en guise de merci. Puis nous reprenons notre marche lente et silencieuse pour rester concentrés.

• Allez, nous sommes arrivés, annonce le gardien en posant sa lampe sur la table, je vais aller vous chercher de quoi vous changer.

La pièce, somme toute minimaliste, fait office de cuisine, salle de contrôle et pour finir de bibliothèque. Je suppose que pour ne pas trouver le temps interminable, un peu de lecture est bienvenue. Sur les étagères se bousculent des livres de toutes sortes. Les Fables de Jean de la Fontaine côtoient les Pensées de Blaise Pascal qui s'acoquine avec La Princesse de Clève de la Marquise de Lafayette. Les Contes de la Mere L'Oye de Charles Perrault s'embourgeoisent avec les pièces de Molière. Renversant de voir autant de manuscrits en un même lieu. Peut-être est-ce un don d’un mécène ? À moins que notre gardien de phare soit lui-même issu d’une noble lignée ? Pourquoi alors venir se terrer ici, tel un ermite ?

Étonnant, ce lieu est similaire à la librairie sur l’île de Noirmoutier. Tout se mélange, les époques, les endroits, les personnes, je suis perdu. La déshydratation, l'hypoglycémie doivent être à l’origine de mon délire. Mes ressentis sont pourtant bien réels, j’ai froid, chaque parcelle de mon corps est douloureux. Je découvre de nouveaux muscles après la multiplication des ascensions. Si je sors indemne de ce voyage, je suggère à Victor que nous prenions des cours d’escalade, après tout ce que je viens de vivre, ajouter cet élément à mon bagage ne sera pas vain.

• Samy, tu n’as pas faim ? me demande Artus, notre hôte.
• Pardon, je tentais de recoller les morceaux d’un puzzle.
• Un quoi ? m’interrogent surpris mes compagnons de table.

Oups la bourde, quand est-ce qu’il a été inventé ?

• Je voulais dire, j’essaie de rassembler les pièces d’une carte déchirée pour retrouver les éléments manquants.
• Ah, répondent-ils en chœur.
• Et tu y arrives ? s’enquiert Morgan.
• Pour l’heure, je vais me contenter de remplir les cases vides dans mon estomac.
• Bonne idée, moussaillon, éclate de rire Artus en me servant un second bol de soupe au fumet délicat.