P'titeLulu & Jean-Hervé
Il l’imaginait raffinée,
Elle jurait comme un charretier.
Elle se le figurait vaillant,
Il craignait tortues et vers luisants.
Il la désirait sibylline,
Elle était directe et câline.
Elle le souhaitait ingénieux,
Il ne savait pas changer un pneu.
Il la rêvait romantique,
Elle pétaradait en public.
Elle se le représentait fougueux,
Il avait des habitudes de vieux.
Passionné, il lui écrivait
Depuis son cabinet.
Émoustillée, elle lui répondait
Du haut de son escalier.
Après des mois d’une correspondance assidue,
Il lui tardait de découvrir sa P’titeLulu.
Après des soirées enflammées,
Elle se languissait de retrouver son Jean-Hervé.
Devant un café,
Un rendez-vous fut fixé.
La vie 5.0 accueillerait bientôt
De détonants tourtereaux.
Chemise rubis pour lui,
Bretelles en dentelle pour elle
Avaient été validées
Pour des retrouvailles aisées.
Derrière leur avatar et leur pseudo,
Ils ne s’étaient jamais vus en photo.
Il y avait tellement de détraqués sur la toile
Que, ni lui ni elle, n’avaient osé lever le voile.
Au moment de se rencontrer,
Le mystère demeurait entier.
Excitation, palpitation,
Deux cœurs inconnus battaient à l’unisson.
Avec son physique de camionneur, Jean-Hervé l’observa avec stupeur.
Où était la charmante demoiselle dissimulée sous son ombrelle ?
Avec ses airs de bichon maltais fraîchement toiletté,
Lulu manqua de se sauver. Où était passé le puissant taureau ailé ?
Sourires crispés, bonjour coincé,
Chacun salua l’autre de manière forcée.
Quelle est donc cette inconnue comme tombée des nues ? se demanda l’un.
Pourquoi suis-je venue, sans méfiance et ingénue ? regretta l’autre.
En terrasse, Ils prirent place
Mal à l’aise, face à face,
Et plongèrent de concert
Dans la carte des desserts.
Pour rompre la glace,
Très élégamment, il toussota.
Pour commander une glace,
Bruyamment, elle beugla.
Il choisit un sorbet au champagne
Dans un calice baptisé Charlemagne.
Elle hurla : « Deux boules vanille-choco !
Dans un cornet, pas dans un machin bobo. »
Le temps était idéal
Pour une délicieuse promenade
Ou le début d’une romance
Même loin de Florence.
Seulement, ils n’avaient guère de points communs.
Comment avaient-ils réussi à parcourir autant de chemin
Installés derrière leurs écrans
Sans songer à la véritable nature de leur correspondant ?
Ils se seraient rendu compte assurément de leur incompatibilité
Ou du moins de leurs soupirs erronés.
Tandis qu’il se projetait avec elle au théâtre ou à l’opéra,
Elle se visualisait dans ses bras devant un film de karaté en chinois.
En saisissant son bouquet de pivoines,
Elle renversa le paquet de flocons d’avoine.
La veille, elle avait couru les boutiques
Pour raviver son souvenir d’enfance, tendre et authentique.
Fort touché de cette adorable attention,
Il la questionna sur la façon
Dont elle l’avait imaginé tout au long
De leurs interminables conversations.
Contre toute attente, le portrait qu’elle fit de lui le ravit.
Pour la première fois de sa vie,
Il entendait des propos drôles et spontanés.
Cet être idéalisé était aussi à des années-lumière de sa personnalité.
Il n’avait jamais autant rigolé, surtout en présence d’étrangers,
Mais s’amusait des regards interloqués qu’il ne cessait de susciter.
Enjoué et sur un ton se voulant viril et assuré,
Il révéla à son interlocutrice comment il se l’était représentée.
Fidèle à sa nature, elle se mit à rire à gorge déployée
En répétant les expressions de Jean-Hervé :
« Douce et délicate personne »,
« Déclamant des vers comme personne ».
Ce jour-là, Cupidon décocha des flèches
Non pas d’amour, mais d’amitié ;
D’une amitié solide et colorée
Se moquant des codes et des préjugés.
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