1. The Wanderer
L’agent Tom Scofield dépassait enfin le panneau de bienvenue de l’obscur village qui réclamait sa présence. Il ne connaissait pas la raison de cette requête, mais avait un souvenir brûlant de sa mise au placard du FBI, deux ans plus tôt. Au mieux, ce serait une blague pour lui faire perdre son temps. Au pire, et c’est cette option qu’il privilégiait plus il s’approchait du misérable hameau qui l’attendait, ce serait un odieux cadeau de licenciement. Il essaya bien d’allumer la radio de la vieille automobile qu’avait fournie à contrecœur le Bureau, mais n’y arriva pas. Il n’aimait pas conduire, trop dangereux. Trop bestial. Tom Scofield était quelqu’un de précis et de méticuleux. Mais c’était avant tout quelqu’un de sage. C’est d’ailleurs ce qui lui avait valu sa mise au placard. Il avait creusé l’affaire. Trop.
Le bourg au nom charmeur se dressait sous ses yeux, tel un corps handicapé et meurtri par des années de solitude. Sa désignation n’était pas volée. Tout ici y était mort, ou le serait bientôt. Tom stoppa son antique véhicule sur la place du village abandonné. Personne. Enfin, il avait aperçu quelques rideaux grenat dansant avec élégance au sein de certaines maisons. Il ne se trouvait plus en ville. La pudeur et la crainte s’éprouvaient même en plein jour. Même au royaume des morts. Quelques doyens, cramponnés aux rebords des fenêtres, se tenaient statiques en l’observant. Tom Scofield posa un pied sur le sol rugueux et poussiéreux de ce qui paraissait autrefois comme le gazon d’un petit parc pour enfant. Il récupéra un plan de la région à l’abri dans son coffre et l’examina avec patience, cherchant Bellemort sur la carte. Il était au bon endroit. Quelqu’un devait l’y retrouver. Mais personne ne venait à sa rencontre.
***
Patrice Shelby, désormais sur le pas de la porte, serrait la main d’Edgar Berry. Ils se connaissaient certes de longue date, mais Edgar n’était pas coutumier des visites. Encore moins lorsqu’elles venaient de son vieil ami de faculté. Quelques années d’errance après leur rencontre, ils avaient tous les deux passé leurs concours. Patrice était un enquêteur hors pair et, rapidement, le Bureau s’était intéressé à son profil. Edgar, lui, s’était contenté du poste vacant qui s’était libéré ici, à Bellemort. Mais si Patrice Shelby se trouvait là, c’est que quelque chose de vil et d’odieux se tramait à Bellemort. Une disparition. Et pas n’importe laquelle. La fille d’un riche entrepreneur de la région. On était sans nouvelles d’elle depuis plusieurs jours.
— Tu penses que vous allez la retrouver ?
— C’est une petite ville. Elle est fatalement dans le coin. Et puis, j’ai fait ramener du renfort.
— Deux gars du Bureau, à Bellemort ? Tu me fais marcher.
— Je dois partir, mais je te laisse entre de bonnes mains. Tu verras, il a son tempérament, mais il a bon fond. Et puis, il est doué.
— Si tu le dis. Tu prends un café avant de remonter vers New York ?
— Désolé, je file !
Shelby ferma la porte en vieux chêne et descendait, avec toute la lourdeur qui le caractérisait, les marches de l’étroite habitation en bois d’Edgar Berry. Tom Scofield grillait une Winston, assis sur le capot de la vétuste carcasse qui l’avait emporté jusqu’en Amérique profonde. L’Amérique que personne ne daignait contempler. En voyant Shelby, Scofield écrasa sa cigarette sur la tôle rouillée et engouffra le mégot encore fumant dans une petite gourde opaque qui lui faisait office de cendrier.
— Shelby ? Que fais-tu ici, mon vieux ?
— En chair et en os. Désolé du manque d’information, je voulais te surprendre.
— C’est la fin de mon errance dans les locaux du Bureau ?
— Ça, je ne sais pas, mais au moins tu vas prendre l’air. Puis qui sait, dans quelques jours, tout le monde demandera une tranche de Tom Scofield pour son enquête qui patauge.
— Je crois que ma capacité à résoudre des affaires n’est pas ce qui me vaut cet exil, Shelby.
— Je sais petit. Mais t’as de l’avenir. Bon, c’est pas que je suis contre te causer, mais je dois retourner au Bureau, je suis déjà en retard. Le Sheriff Berry t’attend chez lui, il va t’expliquer la situation. Je file !
— Fais attention sur la route, Patrice !
— Toi aussi.
Un geste amical plus tard, Tom Scofield voyait Patrice Shelby disparaître derrière un lampadaire disgracieux qui indiquait la jonction sur Boogie Street. Il considéra avec intérêt la cabane en bois du Sheriff et se dirigea vers la porte.
***
Les présentations avaient été brèves, mais honnêtes. Le Sheriff Edgar Berry, la quarantaine bien entamée, était en retard et devait rejoindre son Député. Berry avait fait preuve d’une main lourde sur le café, et le liquide fumait dans l’énorme tasse offerte à Scofield alors que tous deux prenaient la direction de la porte d’entrée. Scofield avait abandonné sa vieille bécane au profit de la sublime Dodge Charger du Sheriff, qui paraissait sortir de l’usine, et aurait créé l’illusion si les sièges avant n’étaient pas imprégnés de café froid. Scofield n’aimait plus le café. Il lui rappelait les trop nombreuses pauses qu’il prenait pour échapper à la routine usuelle d’un agent du FBI ayant subi le courroux de sa hiérarchie. Il s’était surpris de ne trouver que du café de mauvaise facture au sein de la maigre cafétéria de son étage. Son goût amer lui avait retiré l’amitié qu’il portait jadis au breuvage. Mais le Sheriff Berry semblait animé par une passion telle qu’il n’avait pas osé faire preuve d’honnêteté, acceptant une coupe pleine avec grand sourire.
— Vous savez déjà où vous allez crécher ?
— Non, pas encore.
— J’peux vous suggérer un hôtel pas cher, mais sympathique. Il est efficace, disons.
— Efficace, c’est exactement ce que je cherche, Sheriff.
— Il se trouve sur Boogie Street, je vous indiquerai.
— Ravi de travailler avec vous, Edgar.
— De même, Tom.
Un mince sourire creusait la joue droite de l’agent Scofield qui en profita pour porter la pinte de café à sa bouche. L’odeur pouvait certes se comparer à celle d’un poisson crevé mélangé à de la poudre, mais son goût l’enthousiasmait. Un dos d’âne plus tard, le breuvage du Sheriff tombait rejoindre le café froid sur le siège de la Dodge Charger. Le pantalon de Scofield n’en sortait pas indemne non plus. Edgar Berry contemplait l’incident en examinant Scofield.
— Pardon, j’oublie toujours ce satané dos d’âne !
Un rictus farceur se formait sur le visage du Sheriff. Tom, lui, reprenait une gorgée.
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