Chapitre 5

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Avec nonchalance, je continue de feuilleter le curieux carnet jusqu’à tomber sur quelque chose d’inquiétant et même dérangeant. Victoria écrit encore et toujours en langue nippone mais cette fois, les pages sont parsemées de part et d’autre de tout un tas de tâches sèches de ce qui semble être du sang et certaines lignes sont entièrement effacées à cause d’un probable frottement avec de l’eau. La pluie ? Des larmes ?

— Tu fais quoi ?

Je repose avec empressement le cahier à sa place, et me retourne, tremblant vers elle. Heureusement, l’armoire couvre la partie du bureau où se trouve la boîte en kraft. Avec de la chance, mon amie n’y a vu que du feu.

Victoria, assise au bord du lit, m’observe d’un regard inquisiteur.

— Je regardais la bibliothèque.

Elle me détaille de la tête au pied.

— T’es sûr de toi ?

Elle se redresse et me rejoint, s'emmitouflant dans la couette qu'elle a gardé sur son dos, pour couvrir son corps.

— Alors c’est quoi cette tête que tu fais ?

Son visage est proche du mien et grâce à la faible lumière qui nous éclaire, je distingue ses traits. Et elle semble assez méfiante et très contrariée.

— En fait, je comprenais pas comment tu arrivais à naviguer entre le français et le japonais, aussi facilement.

Je lui indique les bouquins.

— Ce sont mes langues de naissance, toutes les deux.

— C’est ton père qui est japonais, c’est ça ?

— Non… c’est ma mère.

J’étudie rapidement son regard. Elle n’a plus l’air de m’en vouloir. Mais parler de ses parents n'est pas une partie de plaisir, visiblement.

Elle tâte son bureau et s'empare d'une cigarette roulée qui traine là ainsi un briquet pour l’allumer.

— Sans déconner, on dirait que t’as vu un fantôme, elle lance, avec un sourire amusé.

— Et toi, t’es du genre à fumer dès le matin ?

— Ça rend mon esprit plus docile. Du coup, je suis mieux concentrée.

— Et ça marche vraiment ?

Elle tire une longue bouffée.

— Les joints, ça fonctionne mieux.

Je laisse s’échapper un rire nerveux. Je suis sérieusement soulagé de voir qu’elle ne se méfie plus de moi. Mais je ne peux me sortir de la tête mes étranges découvertes. Est-ce Victoria qui a écrit cela ? L’écriture semble similaire à la sienne, même si elle est datée. Je n’ose pas imaginer le contenu si je comprenais la langue. C’est une nouvelle facette d’elle que je découvre ; d’habitude, elle est joyeuse et optimiste, trouvant toujours une occasion de rire.

— Tu devrais faire attention.

— Oui, si je meurs, je te préviens, t’inquiète pas pour ça.

Je ris mais jaune.

— Donc, ton père est français, lui ?

— Ouais.

— Mais Takahashi, c'est japonais ? Tu portes le nom de ta mère ?

Elle opina du chef, en tirant à nouveau sur sa cigarette.

— Ils… ils ont divorcé tes parents ?

Comment surtout nos familles peuvent-elles être un mystère l’un pour l’autre ? Je ne lui ai jamais parlé de ma mère, invalide et de mon père mort, même après trois ans. Quant à elle, lorsque je lui ai demandé des informations sur sa famille, elle a changé de sujet. Je cherche à savoir pourquoi et comment exactement, mais rien ne me vient à l'esprit. Peut-être ne lui ai-je jamais rien demandé, au final ?

— Nan, mon père s’est barré, quand j’étais petite.

Ils sont donc vivants ?

Sans me laisser le temps de répondre ou autre, elle me devance :

— Dis rien au bureau, s’il te plait. Tout le monde me prend déjà pour une Marie-couche-toi-là. Si alors ils apprennent que j’ai pas de père…

Elle se tourne vers le carton, ne me laissant pas l'occasion de la rassurer.

Ses sourcils se froncent quand elle plonge sa main dans la boîte. L’heure est venue de me faire anéantir… je profite de la nanoseconde qui suit pour pousser un soupir afin de me préparer à la bombe qui va exploser, mais contre toute attente, elle souffle et referme le carton.

— Et toi, parle-moi de tes vieux. Ils sont comment ? demande-t-elle en se retournant vers moi.

Je suis tellement soulagé que je me sens presque prêt à lui fournir la biographie complète de mes parents, histoire d’oublier l’immense frayeur qui m’a traversé, tantôt.

— Ma mère est une petite dame, tout ce qu’il a de plus normal. Avant, elle était photographe. Et mon père est mort, lui.

Elle aborda une mine attristée.

— Oh… je suis tellement désolée. Je savais pas…

— Non, mais t’inquiète, je me souviens presque plus de lui. Alors… il risque pas de me manquer.

Sans réfléchir, je balance ceci sans nécessairement mesurer le poids de mes paroles. Jamais je n’ai pris le temps de réfléchir à ce que la perte de mon paternel impliquait. Je ne mens pas : il ne me manque pas, puisque je le ne connais presque pas. Pourtant, j’avais onze ans lorsqu’il nous a quitté. Impossible pourtant de me rappeler clairement de lui. Son visage même m’est presque inconnu. Et lorsque je regarde une photo, l’instant d’après, son reflet me sort de la tête.

Mais je n’en avais rien à faire à ce point-là ? A m’entendre, on dirait que je parle de l’animal de compagnie d’un voisin.

Au regard que Victoria m’adresse je constate que ma réponse et surtout mon ton l’inquiètent.

— Et toi, ton père, il était comment ? je tente, pour changer de sujet.

— Honnêtement…

Elle tire à nouveau sur sa cigarette, cherchant durant quelques secondes ses mots.

— Comme toi. Je ne me souviens plus de lui. Mais à moi, il me manque.

— Il vous a laissé tomber ta mère et toi… alors.

Bravo Romain, niveau diplomatie, on repassera. Tact sur vingt.

Elle ne répond rien un petit instant mais change vite de sujet :

— Ton père est de l’est ou tu porte aussi le nom de ta mère ? Moscovitz, c’est russe, nan ?

— C’est polonais. Et je porte toujours le nom de mon père.

Elle hoche brièvement la tête.

— C’est fou quand même. Jamais j’aurai pensé que l’un de tes parents étaient morts.

— Je ne pensais pas non plus que tu as été élevée par une mère seule.

Parler de son passé n’a pas l’air d’être dans ses projets, puisque sitôt qu’elle termine sa clope, elle me propose comme si de rien n’était un café, que je rfuse, poliment, prétextant devoir vite partir pour attraper le premier RER. Elle inspecte à son tour l’horloge.

— Il est si tôt quand même, glousse-t-elle. T’as un rencard ou quoi ?

C’est à mon tour de ricaner nerveusement, jusqu’à ce qu’elle fasse tomber nonchalamment sa couette, qui recouvrait tout son corps, à terre. Lentement, elle s’approche de moi, armée d’un sourire aguicheur. Arrivée à ma hauteur, elle noue ses bras nus autour de mon cou, ce qui me met brièvement mal à l’aise mais parviens vite à mettre ce sentiment de côté pour attraper son visage et sceller mes lèvres contre les siennes. Victoria s’empare délicatement d’une de mes mains pour la guider jusqu’au niveau de son buste. Mais alors que mes doigts effleurent son sein, je réalise que je n’en ai pas du tout envie et met fin à notre étreinte.

Victoria ne se fait pas prier, s’éloigne et se recouvre à nouveau de sa couverture.

— T’excuse pas… euh…

Voyant que cela ne va mener à rien, je change de sujet.

— Je vais y aller, le train va arriver et je dois rentrer, j’ai laissé le chat seul, alors..

— Mais tu ne veux pas prendre un café avant de partir, tu es sûr ?

Je décline l’offre poliment, mais un atmosphère gênante et pesante règne dans la chambre. Je sais que c’est le moment d’y aller mais je crains presque de lui donner l’impression de me sauver, voire de fuir. C’est ce que je fais ? Pourquoi la voir dès le matin, si entreprenante me met si mal à l’aise ? Avec difficulté, je déglutis, chassant cette mauvaise pensée de mon esprit. Comme elle l’a dit, Romain, il n’est que cinq heures, du matin, t’enflamme pas !

— Non, non, moi tu sais, je n'avale rien le matin, mais tu veux qu’on se revoit ce soir ?

Je jure apercevoir une petite lueur étrange parcourir son visage mais sa moue se rétracte.

— Merde… j’ai oublié de t’en parler. Je dois me rendre à Metz, aujourd’hui. Je rentre demain après-midi. Faut que je commence travailler sur Sara Leroy. Elle a été vue pour la dernière fois là-bas, alors qu’elle n’est pas du tout issue de cette ville. On ne sait jamais. Mais tu veux revenir demain ? La maison est toujours libre.

Dit comme ça, on aurait dit des ados qui cherchent à se voir à tout prix, évitant le contrôle parentale…

— Ouais pourquoi pas. Et pendant que tu bosseras sur Sara, je vais aller voir dans la valise si quelque chose peut nous aider.

— Une valise ? Mais c’est quoi le rapport ?

Purée, mais je croyais que tout le monde faisait ça, moi…

— Bah, la valise avec tout les photos de ma famille, dont mes photos de classe.

— Vous mettez ça dans une valise ? Mais mettez ça dans un album, comme tout le monde !, ou une boite si vous avez la flemme ! Une valise, putain…

— Ouais bon ! Toi, tu préfère la sauce soja sucré, alors que t’es japonaise. Tu rien à dire niveau mode de vie.

Elle secoue la tête.

— Les gens qui préfèrent la sauce soja salé à la sucré… c’est un ancien combat, j’ai arrêté, déplore-t-elle.


Après nous être quittés, alors que je marche vers la gare, c’est en fouillant mes poches que je réalise que j’ai oublié ma veste chez elle.

Bordel…

Tant pis, pleins d’autres occasions de me rendre chez elle, pour la récupérer, se présenteront. Et toutes mes affaires étaient dans ma poche.

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