Un coup de froid

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Nous nous retrouvons plongé dans le froid hivernal. Impossible de distinguer les étoiles dissimulées par la masse compacte des nuages bas. Je me remémore la première phrase de Sepulveda Luis dans son livre « Le vieux qui lisait des romans d'amour. » Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante au-dessus de nos têtes. Ici la mousson ne risque pas de nous atteindre, encore moins la neige. Juste la poussière blanche soufflée en rafales, froide comme la mort, sans son odeur. J'entonne ma nouvelle composition s'adaptant au lieu, la Rhénane d'Apolinaire :

Les enfants des morts vont jouer
Dans le cimetière
Martin Gertrude Hans et Henri
Nul coq n’a chanté aujourd’hui
Kikiriki

—T'es pas gai, dis-donc.

—Tu préfères du Charles Cros en mi majeur ? :

Chatte blanche, chatte sans tache,
Je te demande, dans ces vers,
Quel secret dort dans tes yeux verts,
Quel sarcasme sous ta moustache.

— J'adore ! Je t'adore.

Son écharpe – en pure laine tricotée main à grosses mailles – couvre sa bouche. Je regarde ses yeux, en devine le vert, si clair, si clair.

— Elle est superbe cette Josette, non ?

— Au début, je me suis trouvé un peu bête. Elle a l'air d'être un vrai personnage cette femme-là. Un peu comme ceux qu'on interprétait quand on jouait les scénettes de Queneau.

Quoi qu'a dit ?

- A dit rin.

Quoi qu'a fait ?

- A fait rin.

A quoi qu'a pense ?

- A pense à rin.

Pourquoi qu'a dit rin ? Pourquoi qu'a fait rin ? Pourquoi qu'a pense à rin ?

- A 'xiste pas.

— C'est pas du Queneau, c'est de Tardieu, « la môme néant.» C'est un amour, cette Josette, le contraire de la môme néant.

— Je suis vraiment bien tombée. Dommage que tu sois si loin.

— Non, je suis là.

Engoncés dans nos vêtements, nous nous serrons l'un contre l'autre sans nous transmettre pour autant nos frissons réciproques. Puis ce sont les branches des arbres qui nous rattrapent, nous jouent une chanson triste. Une plainte dans un soupir profond. J'entonne dans son oreille un poème de Claudel,

Le signe lent, du cygne blanc a fait onduler le vide...

— J'ai honte d'avoir dit ce que j'ai dit tout à l'heure.

—Tu n'as pas à avoir honte, Patricia. C'est ainsi. Moi aussi, je n'aime pas tout ce que j'écris. Souvent, je ne me comprends même pas. C'est dire combien je suis compliqué. Par contre j'aime bien tes lettres. Tu as une belle plume tu sais ça ?

— Merci. Ce ne sont que des mots, des mots tristes souvent.

— Oui, mais tu as une belle manière de les arranger, tes mots. Ils ne sont pas tristes, ils sont noirs. Ils ne sont pas noirs, ils sont profonds. Profondément noirs.

— Ils sont pour toi.

— Merci du cadeau. Tu as l'âme noire.

— Oui. Surtout en ce moment.

— Je ne peux pas l'égayer un peu ?

— Si, et tu sais comment.

— Impossible pour moi de rester ici. J'ai trouvé une place pas trop loin. Même si c'est pas payé, au moins on sera plus près l'un de l'autre.

— Ça fait un mois que tu y es ! Pourquoi tu n'es pas venu plus tôt ?

— J'ai cherché un p'tit truc à louer. Je suis en colocation avec Jésus-Christ.

— Qui ça ?

— Jean-Marie, tu te rappelles, il sortait avec Béa.

— Oui et alors ?

— En regardant un dessin animé chez elle, un Tex Avery, il a eu une révélation. Depuis, il est devenu Jésus-Christ.

— Et vous logez ensemble ?

— Oui, au début, mais maintenant, je prends le large, parce qu'il n'est pas facile à vivre, l'animal. Je couche à droite, à gauche, ça dépend.


Lorsque je déverrouille la porte de la voiture, Gipsy nous saute littéralement dessus. Elle est contente d’être délivrée de son caisson réfrigéré. Patricia allume une cigarette qu'elle a roulée pendant notre conversation.

— Tu n'as pas arrêté ?

Je lui tourne le dos sans attendre la réponse évidente à cette bête question. De dessous le siège du conducteur, j'en retire un petit paquet cadeau, étroit comme il se doit pour ce genre de présent.

— J'ai essayé, une demi-journée. Je peux pas m'en passer. Je les roule, c'est moins nocif.

À entendre la toux grasse qui la tient pendant les cinq secondes suivantes, je trouve son argument peu convaincant.

— Tiens c'est pour toi.

Patricia se sent démunie. Elle m'offre son regard embrumé et range l'objet dans sa poche.

— Je l'ouvrirai tout à l'heure.

Gipsy court truffe au vent, queue battant la chamade.

— Tu m'excuseras, mais j'ai une furieuse envie de faire pipi, me dit-elle avant de s'accroupir sans gêne au milieu de la route.

Je saisis un morceau de branche et l'envoie au loin. La chienne le rapporte, une fois, recommence son manège. La troisième, elle s'en désintéresse, préférant pister un quelconque fumet.

— Tu veux concurrencer la lune avec la blancheur de la tienne ?

— T'es bête. J'ai froid à présent. On s'en retourne, Josette va s'inquiéter. Je crois qu'elle nous a préparé quelque chose à manger.

Nous échangeons enfin un baiser, le premier depuis une quinzaine de jours. Bref. Aussi tendre que fougueux. J'ai hâte de sentir sa peau. Mes poils de moustache congelés irritent sa lèvre supérieure. Elle se sert de la pince de l'autre et me happe la langue furtive.

— Viens vite, on rentre.

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