Sepulved - Avignon
En laisse, par les poignets, Troubadour avançait derrière les apprentis chevaliers. Malgré leurs réticences à s’approcher des capes blanches, enfants et parents se pressaient au devant du groupe pour former une travée murmurante. Beau, aucun premier né insulta le prisonnier. Il leur semblait voir un archange ; il ne pouvait qu'être des leurs.
Après avoir traversé toute l’esplanade, ils se dirigèrent vers l’imposante tour de Trouillas qui se dressait martialement devant eux. Au Nord, sa seule entrée se cachait dans un recoin à mi-niveau entre le Palais en bas et la cathédrale pontificale Notre Dame des Doms assise sur son rocher. Le soleil, même en plein été, n’arrivait pas à étirer ses rayons jusqu’à la porte de bois massif, bardée de gros clous d’acier.
Les deux soldats, gargouilles en faction de chaque côté de la porte, laissèrent pénétrer la petite troupe, sans même un salut. Après tout, les trois adolescents n’étaient que des novices.
Le donjon qui s’élevait sur plusieurs niveaux, abritait le siège des Chevaliers de la Croix, la Commanderie. Après bien des siècles, la construction réintégrait sa fonction d’origine. C’était aussi la prison d’Avignon.
A l’intérieur, les murs, les planchers, les plafonds, en pierre blanche écrasaient l'espace de leur minéralité . Les meubles, pavés de métal récupérés dans une usine désaffectée, ponctuaient l’espace à coup de droites et d'équerres. Même les jours où le Mistral s’engouffrait par tous les interstices, une odeur collante de moisi, exhalée par la bouche de l’escalier, contaminait l'air. Le colimaçon de marches descendait aux cellules en sous sol.
Dès l’entrée, ils s’arrêtèrent devant un homme aussi large que haut, dont le plastron rouge et doré, inefficace gaine, laissait déborder une panse de boucher. Le teint rougeaud, le Maître de la Commanderie d’Avignon, faute de cheveux ne pouvait arborer la tonsure réglementaire des Chevaliers de son ordre. Dominique mit sa main droite au niveau du coeur ; les deux novices à ses côtés l’imitèrent.
- Mon Maître, novice Dominique au rapport !
- Dominique, je te charge de ta première ronde et déjà, tu ramènes un gredin ! Qu’a t il fait ?
- Un outrage à la religion.
- Mal lui en a pris. Nous verrons ça après.
Il se retourna vers un homme d’église qui, une férule à la main, se tenait droit tel un glaive, dans une tunique de soie blanche bordée d’un liseré de rouge cardinal. Dans la quarantaine, le grand maigre utilisait son nez droit et étroit pour tenir de vieilles lunettes carrées, cerclées d’acier. Dominique se rappela, quand enfant, un héron solitaire venait le soir harponner de son bec les grenouilles et les poissons dans un bras mort du Rhône. Deux chevaliers de sa garde, en armure d’apparat, encadraient l’échassier.
- Je veux d’abord te présenter Monseigneur Sepulved, Archevêque de Lyon et en tant que ministre de la justice et de la foi, notre chef. Grâce à vous Monsignore, les Chevaliers de la croix n’ont jamais été aussi bien représentés à la curie. Nous vous en remercions sincèrement.
Le commandant mit sa main sur le coeur pour ponctuer le compliment.
- Monseigneur est venu s’entretenir avec le Pape en prévision du prochain conseil qui se tiendra demain.
Regardant Dominique, l’archevêque étendit son bras droit. L’anneau épiscopal brilla devant les yeux de Dominique ; il s’agenouilla et posa ses lèvres sur l’or consacré.
- Novice Dominique, enfin je te rencontre ! Ton Maître ne parle que de toi. Il ne tarit point de louanges à ton encontre. Il n’a jamais vu d’écuyer aussi bien formé de corps et d’esprit. Relève toi !
Il posa sa main sur l'épaule de l'adolescent.
- Sais-tu que je connais bien ta mère ? Nous sommes de temps en temps amenés à nous rencontrer ; moi, Archevêque de Lyon et ministre de la foi et de la justice et elle, Générale des Jésuites. D’ailleurs, demain, le conseil se tiendra chez elle, à Tricastin. Le Pape lui a promis de visiter sa mission. Il faut dire qu’à chaque réunion, elle nous narre un nouveau miracle, dont ses verts seraient les héros. Est-il vrai qu’ils participent à la messe avec les jésuites ?
- Monseigneur doit savoir que je suis parti depuis plusieurs années de Tricastin. Je n’y ai jamais remis les pieds. Ma mère a choisi d’aider ces impurs, de les accueillir en enfants de Dieu.
- Tu sembles en colère contre ta mère ?
- C’est contre les moisis que je suis en colère. Mon père et ma mère vivaient au milieu des derniers nés. Un jour, ne pouvant plus supporter de voir notre famille d’immaculés vivre à côté d’eux, ils ont tué mon père et mis le feu à notre maison. Bébé, j’étais encore dans mon couffin. C’est ma mère qui m’a sauvé au prix de terribles brûlures.
- Effectivement, elle ne cache jamais les cicatrices qui recouvrent ses mains et remontent vers les coudes. Mais comment est-elle devenue jésuite ?
- Nous avons été recueillis par les moniales d’Avignon. Ma mère est devenue très pratiquante mais, au lieu de devenir une religieuse cistercienne, elle a préféré devenir jésuite et aider cette race d’impurs.
- Ta mère est une femme très intelligente qui mérite sa place de Générale des jésuites. Son ordre est devenu très efficace sous sa gouvernance. Connaissant un peu son histoire, je suis comme toi surpris de son choix. Je pensais que tu en connaissais la raison.
Sepulved montra Troubadour toujours encadré par les deux novices et demanda :
- Que nous amènes-tu ?
- C’est un verdoyant qui, dans le quartier des derniers nés, a organisé un jeu d'argent, un bolto. Mécréant, il utilisait des cartes de pèlerins qui représentent nos Saints. Et, il a appelé son chien Jean-Paul du même nom que notre Saint Père. C’est un blasphème.
Le Maître de la commanderie gifla d’un revers sonore Troubadour. Un demi-sourire apparut brièvement sur le visage de Sepulved.
- Tu as bien fait de l’arrêter, dit l’Archevêque.
- Mets-le dans une geôle au sous sol. Je le jugerai un peu plus tard, dit le commandant.
- Voyons, cher Maître, Dominique pourrait juger de la sévérité du crime de cet hérétique. C’est son prisonnier.
- Monseigneur doit savoir que seuls les Chevaliers de l’ordre peuvent prononcer les condamnations.
- Allons, nous savons tous les deux que Dominique, même s’il est encore novice, a un jugement affûté, bien meilleur que celui de beaucoup de vos chevaliers. Dominique, je te demande de juger ce vert de gris.
Dominique se retourna vers Troubadour. Leurs regards se croisèrent. Celui-ci avait décidé de faire profil bas. Il avait espéré croiser un des chevaliers de sa connaissance qui venait de temps en temps jouer dans le quartier des verdoyants. Malchance absolue, dès son entrée dans la tour, il se retrouvait face à deux des plus grands pourfandeurs de derniers nés.
- Maître, puis-je poser deux questions avant de donner mon jugement ?
- Fais, fais, maugréa le Maître des Chevaliers après avoir eu l’assentiment de l’Archevêque qui avait hoché la tête.
- Verdoyant, pourquoi avez-vous utilisé une représentation de Saint Jude dans votre jeu ?
Troubadour ne comprenait pas pourquoi Dominique le vouvoyait ; ils se connaissaient depuis toujours.
- Répondez ! Ajouta le Maître.
Après une hésitation, Troubadour répliqua :
- Saint Jude est le patron des chanceux. Il m’a paru naturel de le choisir pour aider les joueurs à le trouver.
- Mais vous n’avez pas le droit de toucher les icônes religieuses, énonça Dominique sur un ton docte. Et pourquoi, avez vous appelé votre chien Jean-Paul ?
- Sur ce point, je suis coupable. Deux ans avant que notre Saint Père ait pris le nom de Jean Paul III, je trouvais un chien errant, d’un physique improbable. Par esprit de vengeance, je l’ai appelé des prénoms de deux jésuites qui étaient surveillants à Tricastin. Jean et Paul n’étaient pas les plus aimés parmi les enfants.
Dominique se rappelait ces deux jésuites qui utilisaient plus leurs pieds que leur bouche pour éduquer les verdoyants. Sa colère éteinte depuis l’incident des cartes, il réflichit à une juste condamnation.
- Je vous déclare coupable d’outrage à la religion pour l’utilisation d’une carte de pèlerin représentant un des apôtres : Saint Jude et pour avoir appelé votre chien du patronyme de notre Saint Père. Vous auriez pu changer son nom suite à l’élévation de notre Souverain pontife.
Se tournant vers son Maître :
- J’administrerai 10 coups de fouets au coupable ce soir à 6h, dans sa cellule.
- Je vois que tu manques un peu d’expérience, 10 coups pour un blasphème est magnanime. Mais je ne reviendrai pas sur ton jugement, il t’appartient. Par contre, tu dois toujours utiliser la punition telle une leçon. Cet enseignement doit être partagée par le plus grand nombre d’enfants de Dieu. Me laisseras-tu ajuster la sanction ? dit Sepulved.
- Comme le voudra Monseigneur.
- Un de mes gardes donnera les 10 coups de fouets, ce soir à 5h, en place publique devant le Palais. Profitons de cette foire annuelle pour montrer comment la loi de Dieu est appliquée en ce pays.
Troubadour baissa la tête, sonné.
- Nous avons assez donné de notre temps à ce résidu de Satan. Viens avec moi, j’aimerais discuter de ton avenir.
Après avoir monté l’escalier, ils arrivèrent devant dans le bureau du Commandant. Les deux soldats de Lyon s’arrêtèrent de chaque côté de la porte pour la garder tandis que Dominique pénétrait à la suite de l’Archevêque et du Maître. Sans un mot, Sepulved alla s’asseoir dans le siège en cuir derrière la table de travail. Décontenancé, le Commandant hésita puis prit une des deux chaises pour les visiteurs et vint s’asseoir à côté de lui.
- Assieds toi Dominique, dit Sepulved.
Il s’assit. Sur le mur en face de lui, une vielle peinture représentait, sur fond d’or, la crucifixion de Jésus. Deux autres suppliciés, deux autres croix , encadraient le fils de dieu. Quelques anges volaient dans le ciel. A chaque fois que Dominique entrait dans le bureau du Maître, il ne pouvait s’empêcher de plonger dans la peinture. Il s’imaginait cloué, à la place du bandit de droite, celui avec la même couleur de cheveux. Il s’imaginait souffrir avec le Christ et, par sa seule présence, enlever une part de cette douleur incommensurable que le monde avait laissé au fils de Dieu. Si seulement il pouvait en prendre une partie.
Sepulved attendit que le regard de l’adolescent revienne sur lui. Il aimait cet enfant. Il aimait surtout son caractère. Sûr de son jugement, sûr de sa foi, sûr de sa vérité. Dominique n’avait aucun doute. Un guerrier pur sans état d’âme, une lame d’acier trempée qui ne demandait qu’un bon affûtage.
- A mon investiture, il y a presque 20 ans, l’archevêché de Lyon n’occupait que les terres en bordure du Rhône, de Valence jusqu’à Lyon. La région était peu sûre et une petite colonie d’immaculés avait réussi à prendre place au belvédère de Pipet à Vienne. Personne ne voulait cette région sauvage. A l’époque, jeune évêque, j’ai demandé sa gouvernance.
Machinalement, il caressa sa bague gravée des armoiries de Lyon.
- Maintenant, mon archevêché va des Alpes jusqu’à Saint Etienne, et ma cathédrale est à Lyon. J’ai favorisé le commerce fluvial sur le Rhône et avec mon troisième bateau à vapeur, je commerce sur la Saône au nord de Lyon. Depuis mon sacre, la population augmente et le commerce est florissant. Cependant, mon extension est freinée sur ma frontière ouest. Un groupe de verdoyants, des barbares hérétiques, se sont regroupés en petites communautés. Aucun des missionnaires envoyés n’a réussi à les évangéliser. J’ai besoin d’hommes exemplaires pour conquérir ce royaume de Dieu.
L’archevêque regarda brièvement vers le commandant à sa droite.
- Nous en avons discuté, ce matin, avec ton maître. Il te reste un an avant ton élévation pour devenir chevalier. J’aimerais que tu finisses ton noviciat sous ma responsabilité. J’ai besoin d’hommes forts et justes pour poursuivre notre sainte mission. Même si tu es jeune, Dieu a déjà placé en toi toute sa droiture. Qu’en penses tu ?
- Ce serait un grand honneur de mettre ma bible et mon épée à votre service, de contribuer à étendre le royaume de Dieu sur terre.
- Et ta mère, sera-t-elle d’accord ?
- Ma mère ne pense qu’à ses verts. Et e ne dois de compte qu’à mon ordre et au seigneur.
- Alors, sois à l’embarcadère demain matin, nous partirons ensemble pour le conseil à Tricastin. Le Pape me fait l’honneur de remonter le Rhône à bord de mon bateau, le « Ville de Lyon ». Ta première mission sera de rester avec nous, pour prévenir tout problème. Il y a trop de verdoyants à Tricastin qui se croit libre de tout faire. Ta connaissance du site nous sera précieuse.
- Je remercie Monseigneur pour la confiance qu’il montre à mon égard. Je ne vous décevrai pas.
L’archevêque étendit son bras au dessus de la table. Dominique se leva, se pencha pour baiser la chevalière et après avoir salué le Maître d’une main sur le coeur, se retira.
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