La nuit - Sur le Rhône
De nuit, le bateau amiral de la flotte de Sepulved, le Ville de Lyon, remontait aisément le fleuve grâce à sa puissante machine à vapeur et ses deux roues à aubes. Quelques années auparavant, sur la frange Orientale de son archevêché, au bord du lac Léman, l'Archevêque avait trouvé des bateaux à vapeur.
Tout de suite, le prélat avait vu dans l’utilisation de ces bateaux un fort potentiel en terme militaire. Il voulait sécuriser l'axe de communication entre Lyon et Avignon : le Rhône. Intelligent, il savait aussi que l'utilisation des ces bateaux à vapeur renforcerait son image de chef. Au cours des années suivantes, au prix d’efforts démesurés, il avait fait venir, pièce par pièce, les trois bateaux à Lyon. Le plus grand et le plus luxueux qui s’appelait La Suisse fut rebaptisé Ville de Lyon. Reconstruit à l’identique, seuls quelques éléments de décoration avaient été ajoutés et reprenaient la symbolique catholique agrémentée du blason de Sepulved : le lion tenant une épée en forme de croix.
Les deux autres bateaux, avaient été aménagés beaucoup plus martialement. Même s'ils étaient utilisés pour le transport de marchandises, c'était surtout le transport de troupes et la sécurisation du fleuve qui avait déterminé leur accastillage. Les flancs bords plus hauts et le doublage avec des plaques de métal en faisaient de petites forteresses flottantes.
En milieu d'après-midi, après avoir ramené le Pape en Avignon, le Ville de Lyon avait accosté devant Tricastin. En moins d'une heure, le groupe embarqua et le bateau repartit sous le regard de tous les verdoyants et de la Générale Lamaison venue leur dire au revoir.
Seuls Esther et Dominique eurent le droit de s’installer dans la cabine du pont principal dédiée au confort de Sepulved. Hormis la cabine de pilotage et une chambre, les deux premiers nés s'installèrent avec l'archevêque dans le grand salon encombré de fauteuils en cuir et réchauffé par un feu de cheminée.
Le reste du groupe se retrouva sur le pont supérieur, ouvert aux vents. Les soldats s'étaient accaparés tous les bancs. Lverdoyants durent s'installer par terre ou sur quelques caisses. En plus, ils ne pouvaient bénéficier de la protection de la grande casquette de bois qui couvrait la soldatesque. Celle-ci protégeait de la pluie, et surtout des nuages noirs du four à charbon. Cette partie du bateau qui n'était pas abritée par la casquette, se retrouvait régulièrement envahie de fumée et de scories. Chacun s’en accommodait plus ou moins.
Avec sa cape de voyage et sa couverture, Plume s’était confectionnée un nid et avait disparu . Elle dormait. Cube, assis sur une caisse, semblait surveiller l’avant du bateau, nullement incommodé par les exhalations de la machine. Accoudé, Lem surveillait son corbeau qui, tantôt se posait sur le garde-corps à côté de lui, tantôt voletait au dessus des chevaux et des mules qui, avec le matériel, s'entassaient sur une barge. Les deux sœurs, assises côte à côte, écoutaient Troubadour jouait du ukulélé. Il l'emportait de partout avec lui. Jean Paul, le chien, assis à côté des jumelles écoutait lui aussi son maitre.
La nuit promet d'être belle
Car voici qu'au fond du ciel
Apparaît la lune rousse
Saisi d'une sainte frousse
Tout le commun des mortels
Croit voir le diable à ses trousses
Seul Cyrano râlait contre la fumée. Pour lui, les émanations toxiques le rendrait malade. Il décida de trouver une place sur le côté du pont quitte à rester debout.
Il remontait, à tribord, le long du bastingage quand il sentit son odeur. Il s'accouda au parapet, juste à côté du recoin utilisé pour l’entreposage des cordages. Pendant quelques secondes, Cyrano admira les ombres chinoises que les lampes à pétroles projetaient sur les arbres du rivage. Le bruit des battements de la roue couvrais tous les autres sons. Il regarda vers le pont.
- Que fais tu là, Camélia ?
- ...
- Ce n’est pas la peine de rester silencieuse, je sais que tu es là.
Suspendu dans l’air, sur un poing fermé le majeur dressé apparut au dessus des cordes rangées en spirale.
- Fous le camp, tu vas me faire repérer, dit la verdoyante.
- Les soldats de l'archevêque te recherchent et tu ne trouves rien de mieux que de te planquer sur le bateau de Sepulved ! Tu veux que nous finissions tous en prison ?
- Tu n'as qu’à fermer ta gueule et personne ne me trouvera.
Ce n’était pas la peine de discuter. Il repartit vers la poupe du bateau pour s'arrêter devant Cube.
- Camelia est sur le bateau.
- Quoi ?
- Camelia est sur le bateau ! Si elle est découverte, ils nous mettront tous en prison. Heureusement que les chiens sont avec les chevaux sur la barge. Que se passera-t-il s’ils la trouvent ?
Cyrano ne s’arrêtait plus de parler.
- Je vais prévenir Esther, dit Cube
Le colosse se faufila difficilement entre les soldats avachis et les bancs. Il se dirigea vers le pont inférieur. Après la descente de l’escalier, le soldat qui gardait la porte d'accès à la cabine, l’arrêta. Cube n'insista pas, ce n'était pas dans son caractère. Il remonta.
Entre temps, Cyrano avait prévenu les autres verdoyants. Troubadour, voyant Cube revenir, déposa son instrument sur une des caisses.
- Je vais essayer.
Il caressa la tête de Jean Paul qui s'allongea pour dormir. Tout en descendant l'escalier, il se drapa de sa cape de lin rouge. Avec la voix d'une personne sûre d’elle, il interpella le garde :
- Soldat, il me faut de toute urgence parler à Sœur Esther. Nous avons reçu un message par corbeau de notre Générale que je dois lui transmettre en main propre.
- Mes ordres sont de ne laisser passer personne, dit le caporal la main sur sa dague.
- Je le sais mais c'est une urgence.
- Le sergent m'a interdit de quitter mon poste.
- Appelez votre sergent alors !
Troubadour avait utilisé la voix d'un commandant. Décontenancé , le soldat commença à entrebâiller la porte, avant de comprendre son erreur. Troubadour en profita pour crier :
- Sergent, nous avons une urgence !
Il avait utilisé la voix du soldat !
- Espèce de salaud, déguerpis avant que je te foute à la baille !
Le militaire s’avança pour le repousser.
- Que se passe-t-il ? demanda le Sergent poussant la porte.
Troubadour ne laissa pas le temps au soldat de répondre.
- Pourriez-vous prévenir Sœur Esther ? je dois m'entretenir avec elle de toute urgence.
- Je ne suis pas aux ordres des moisis !
- Mais vous êtes aux ordres de Monseigneur Sepulved et votre chef a promis au Pape d’aider de son mieux Sœur Esther et son groupe. Etes-vous sûr qu'il vous félicitera s'il est convoqué par le Pape à Avignon parce qu'un Sergent n'a pas su faire preuve d'initiative ?
Cette dernière phrase fut prononcée sur le ton du médecin qui explique à un alcoolique pourquoi il doit arrêter de boire. Troubadour en profita pour reprendre.
- Je peux y aller si vous préférez.
La coupe en brosse disparut derrière la porte qui se referma. Quelques minutes d'attente suffirent pour voir revenir le Sergent suivi d’Esther.
- Merci sergent. Je te suis Troubadour.
Avant de partir, Troubadour ne put s’empêcher de faire un grand sourire aux soldats.
- Merci messieurs pour votre sens aigu du devoir.
Puis il passa devant Esther pour remonter l'escalier.
- Tu es le plus vieux de notre groupe et pourtant tu ne peux t’empêcher d’agir comme un enfant.
- Je suis au contraire un des plus matures. Sans le voile de la religion, la vie est d’une crudité imbécile que j’ai décidé de combattre par le rire et l’ironie.
Cyrano se précipita au devant d’Esther et se pencha à son oreille.
- Camélia est sur le bateau.
- Du calme, les soldats nous regardent. Où est-elle ?
Esther qui suivait Cyrano, arriva jusqu'aux cordages.
- S'il te plaît, laisse nous !
Esther s’accouda à la rambarde du bateau, regardant les tourbillons crémeux que l'étrave du bateau enfantait de l'eau sombre du fleuve.
- Je croyais que tu voulais fuir Sepulved et ses soldats.
- Je dois revenir à Lyon.
- S'ils te trouvent, tu seras mise en prison.
- Je sais.
- Et s’ils t’arrêtent, ils sauront que nous t’avons aidée.
- Ils ne me trouveront pas si vous vous taisez.
Esther regarda une barque de pêche amarrée à la berge. Quelques filets séchaient sur le ponton. Une famille de verdoyants devait habiter non loin de là. Un semblant de vie normale revenait petit à petit en bordure du fleuve.
- Pourquoi Camelia ? Tu pouvais rester à Tricastin autant de temps que tu voulais. J'avais cru comprendre que tu voulais y habiter.
- J’ai agressé l'évêque de Nîmes mais ce n'est pas moi qu'il a essayé de violer. Il a agressé ma copine Jade. Nous étions employées dans l’hôtel de Sepulved. A côté de sa cathédrale, il a aménagé un ancien bâtiment pour recevoir les dignitaires en visite sur Lyon. Cet hôtel est devenu une zone de non droit où certaines activités, à défaut d’être promues, sont tolérées comme la prostitution et les jeux d’argent. Maintenant, certains prélats viennent sur Lyon pour son hôtel et surtout ses services. Sepulved n'est pas un adepte de ce type d'activité mais je suis sûre qu'il les encouragent. Si un jour, lors d'un conseil de la curie, un de ces évêques ne le soutient pas dans ses décisions, je suis sûre qu'il lui rappellera sa conduite pas très catholique. Il les tient par les couilles !
Esther avait tressailli non pas à l'utilisation de ce mot vulgaire pour les parties génitales masculines mais à l'implication de cette nouvelle information. Sepulved contrôlait une grande partie de la curie. Il fallait prévenir Lamaison.
- Une nuit, nous étions de service. Jade est partie apporter du vin à l'évêque. Je passais devant la chambre du tonsuré quand je l’ai entendue crier. Je me suis précipitée dans la pièce ; ce gros pourceau se frottait contre elle, pesant de tout son poids pour la forcer. Le vase sur le guéridon l'a, pour ainsi dire, endormi sur le coup. Roulé hors du lit, il est tombé dans sa graisse, silencieusement. Sans réfléchir, je l'ai rapidement réveillé de quelques coups de pied dans son entrejambe. Ses couinements lyriques ont réveillé ses gardes qui dormaient dans la chambre attenante. Les soldats ont jailli dans la pièce et je n’ai eu le temps que d’échanger un dernier regard avec Jade avant de fuir. Vous connaissez la suite de l'histoire.
- Comment savoir si ce n'est pas un énième mensonge ?
- C’est la vérité ! Je veux retrouver Jade !
- Pourquoi avoir dit que c’était toi qu’il avait essayé de violer ?
- Jade est ma compagne, nous sommes en couple. Par expérience, ce n’est pas le genre de vérité que vous autres, les religieux, vous aimez entendre. Alors, j’ai modifié les faits pour ne pas parler de notre relation. Et puis, que ce soit moi ou elle, ça ne change pas la gravité de son crime.
- C’est vrai que l'homosexualité est quelque chose qui me gêne. Je ne la comprends pas. Maintenant, je te le redis, je préfère la vérité au mensonge. Pour le reste, je suis jésuite, je ne juge pas ! Dieu le fera mieux que moi.
- Pour vous, peut être, mais les autres du groupe ?
- A part Dominique, vous êtes tous des exceptions, des incongruités humaines. Ça les gênera moins que moi. Certains seront juste déçus de ne pouvoir te courtiser.
Camélia était surprise de tant de tolérance, elle qui n’avait connu que le servage.
- Je présume que tu veux revoir Jade ?
- Oui. Ça me tue de ne pas savoir où elle est !
- Reste ici, je vais demander à Cube et à Troubadour de surveiller que personne ne vienne trop près de toi. Cyrano te confectionnera un baume qui couvrira ton odeur au cas où ils utilisent des chiens. Une fois à Lyon, nous t'aiderons à débarquer mais je n’en ferai pas plus. Cette mission est trop importante pour la compremettre en t'aidant.
- Je ne vous demande rien mais merci. Une fois à Lyon, peut être que je pourrai vous payer pour votre aide.
- Je ne le fais pas pour l'argent.
- Je ne parle pas d'une rémunération en pièces !
Esther ne vit qu'un clin d’œil puis elle retourna vers la poupe du bateau.
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