Le Palais et le Stade Cathédrale - Lyon
Quelques heures après leur arrivée, le clerc et ses deux soldats revinrent chercher Esther. Elle n'eut aucun mal à trouver Cube ; il mangeait une brioche à la crème. Le colosse se plaça derrière Esther mettant dans son ombre les deux militaires. Adossait à un arbre, Dominique attendait devant l'auberge. Il leur emboîta le pas sans rien dire. Souligné par une rangée de marronniers, le chemin tenait en ligne de mire un bâtiment en forme de soucoupe.
- Avant d'être le palais de Monseigneur Sepulved, l'édifice était utilisé par les anciens pour des rencontres sportives, dit le clerc.
En l'absence de fortifications, un cercle de gardes en armes entourait le bâtiment. A la porte, Esther reconnut un des sous-officiers qui faisait partie de la garde rapprochée de Sepulved. Lors de la visite du Pape à Tricastin, son uniforme était moins ostentatoire. Sepulved, en bon politicien, n'avait pas voulu froisser le Saint Père. Le militaire, comme tous les soldats autour du palais, arborait un grand S doré sur son plastron en cuir marron. Pleins de morgue, ces hommes avaient été choisis pour composer la troupe d'élite créée par Sepulved.
Esther regarda Dominique à côté d'elle. Il était subjugué par tant d'ordre et de puissance. Le novice des Chevaliers de la Croix n'avait pas remarqué qu'aucun de ces pairs n'était présent. Pourtant, l'archevêque dirigeait leur confrérie.
Après une fouille rapide, ils pénétrèrent dans ce qui était maintenant la résidence de l'archevêque. Esther fut surprise de lire sur une vieille inscription " Palais des Sports. Elle entendit, avant de la voir, la grandeur de la salle. Les sons résonnaient comme dans une immense grotte. Sur un côté de la grande salle, Sepulved les attendait sur son trône. La lumière ne pénétrait que par quelques vitres, tout en haut, en cercle autour de la grande salle. Lampes à pétrole et chandeliers peinaient à chasser la pénombre. Une forte senteur d'encens n'empêchait pas une odeur de moisis d'exhaler des murs, de contaminer l'atmosphère.
La salle qui avait accueilli rencontres de sport et spectacles de musique, était devenue le palais de l'homme fort de la région. Ce lieu profane, cette salle de divertissement, incarnait le centre du pouvoir. Pour chasser l'atmosphère laïque, le prélat de Lyon accrochait des tableaux d'églises et pendait des crucifix sur le mur en ellipse qui courait autour de l'espace central. Au dessus, les gradins de béton restaient encore intacts de toute propagande ecclésiastique. Le groupe passa devant un apôtre en marbre, Saint Pierre avec sa clé du paradis, et parvint au pied de l'estrade d'où Sepulved trônait. Derrière, deux couloirs d'accès avaient été condamnés pour devenir des chapelles. De multiples bougies éclairaient, de jaunes, un Christ en croix qui semblait vaciller. De l'autre côté, Esther distinguait la mère, Marie, debout les mains jointes qui priait les yeux levés.
- Venez me rejoindre, mes amis.
Ils montèrent les trois marches pour accéder au plateau couvert de tapis. Sepulved, assis dans une chaise de velours pourpre dont le bois doré à la feuille d'or scintillait à la lumière des nombreux candélabres, les regardait venir sans bouger.
Dominique s'approcha de l'archevêque, s'agenouilla pour lui baiser la chevalière. Esther se contenta d'une maigre génuflexion et d'un signe de tête que lui rendit Sepulved. Cube, connaissant sa place, était resté près des marches. Pour tout mobilier, une grande table de travail envahie de papiers et six chaises étaient installées sur le côté de l'estrade.
- Vous voulez un fruit avant de partir pour la visite ?
Franchissant les rideaux gardés par des soldats, une nonne apparut dont seul le visage se dévoilait. Le reste se cachait derrière sa guimpe qui recouvrait la tête et le cou. Elle s'avança avec deux saladiers, un de pommes l'autre de fraises, qu'elle serrait sur sa poitrine. Esther prit nonchalamment deux pommes, tandis que Donominique droit comme un I refusa les fruits d'un non de la tête.
Sepulved se leva et les invita à le suivre. Cube se replaça à la droite d'Esther qui en profita pour lui donner les deux fruits. Dominique se plaça de l'autre côté de Sepulved. Pas moins de six soldats, deux à l'avant et quatre derrière, entouraient le groupe.
Empruntant le couloir qui passait sous les gradins, Sepulved en profita pour leur faire la visite. On aurait cru un enfant montrant ses nouveaux jouets.
Il ouvrit complètement une porte à double battant et révéla un salon et une chambre dans une vaste pièce.
- J'ai récupéré ce lit à baldaquin dans un ancien musée de Lyon.
C'était la première fois que Dominique voyait un lit avec un toit et des rideaux. Sepulved parla d'un Louis numéro quelque chose qui avait fait les meubles et les chaises. Le novice ne comprenait pas pourquoi l'archevêque utilisait des meubles aussi peu pratiques. Il fut jusute jaloux de ce recoin où un prie-dieu faisait face à un triptyque. Au centre, Marie et Jésus enfant roi s'auréolaient de rayons d'or. Le paradis et l'enfer encadraient, de verts lumineux et de rouges sombres, la mère et son enfant.
L'Archevêque repartit, laissant son secrétaire refermer la porte. Sans s'arrêter, il parla des divers tableaux qui ornaient les murs de béton gris, marqua juste l'arrêt pour montrer la pièce des gardes en charge de sa protection.
Quittant le bâtiment par la porte perincipale, Sepulved se posta devant une statue de bronze à son effigie. Son double d'airain, le regard pensif, portait sa tiare d'évêque et une croix pectorale d'homme d'église. Une grande épée à la poignée en croix remplaçait la crosse épiscopale. L'autre main se perdait dans la crinière d'un lion rugissant. Une armure apparaissait sous la cape liturgique et un bouclier, avec ses armoiries, s'appuyait sur sa hanche.
Sepulved vanta la qualité du bronze et les mérites de l'artiste. Pour la jésuite, le style chargé de la sculture portait, au mieux, le message de propagande de l'homme fort de la région. Dominique, intéressé seulement par les faits militaires, posa quelques questions sur les bas reliefs du piédestal. On voyait l'Archevêque, à cheval, menant ses troupes au combat contre des hommes à moitié nus armés de gourdins et de pierres. Suffisamment flatté par les questions du novice, Sepulved se dirigea vers l'ancien stade distant de quelques centaines de mètres. Dans le silence, Esther entendit les bruits de mastication : Cube finissait le trognon de sa dernière pomme.
Pour impressionner ses visiteurs, l'Archevêque grimpa les nombreuses marches amenant directement dans les gradins. Ils surplombaient l'ellipse de terre et d'herbe, anciennement dédiée au foot.
- Imaginez, des milliers de personnes venaient chaque fin de semaine voir leur équipe jouer. Cette ferveur, cette énergie, je l'ai transformée. Ce temple du sport est maintenant un vaisseau de la Foi.
Sepulved montra du doigt les gradins vers l'Orient qui maintenant accueillaient une cathédrale, ouverte sur le terrain central. A l'abri d'une casquette en béton, recouvrant les tribunes, un immense pont de bois ciré recouvrait les gradins. De toutes les tribunes, les spectateurs pouvaient voir l'office religieux.
Dominique fut surpris par tant de simplicité. Aucune statue, pas de dorure, seuls le bois ciré, quelques rideaux et tapis habillaient le vaisseau de la Foi. Un autel en noyer et une grande croix en chêne avec quelques sièges habillaient l'ombre, au fond. C'était simple et fonctionnel, aussi dépouillé que la chapelle de la commanderie à Avignon, mais la luminosité du plein jour et la grandeur du stade changeaient radicalement la perception de cet espace liturgique.
- Vous voyez Esther, j'ai fait comme avec votre église de Tricastin. J'ai utilisé la force du béton et la lumière de ce temple.
Pour rejoindre le pont de la cathédrale, il s'engagea sur le chemin en balcon qui circulait autour du stade. Le bruit des soldats, à l'entraînement au milieu, remontait jusqu'à eux, un mélange de cris rageurs et d'armes entrechoquées.
Les gardes qui précédaient l'archevêque, encadrèrent la montée des quelques marches qui permettait l'accès au pont de bois de la cathédrale. Devant l'autel, Sepulved s'agenouilla pour un signe de croix. Chacun s'avança pour se signer, à l'exception de Cube, arrêté à l'entrée de l'estrade par les gardes. Il n'en porta pas moins ses deux doigts au front puis à la poitrine. Il se retourna pour regarder le stade sur lequel, fourmis, les militaires s'entraînaient. Le champ d'herbe avait été modifié pour en faire un grand terrain d'entraînements et de jeux.
Ces hommes, certains torses nus, rappelèrent à Cube une leçon d'histoire que Mathusalem leur avait faite sur les Grecs. Pendant l'antiquité, ils s'exercaient assidument pour parfaire leur corps et honorer les dieux. Ce stade redevenait ce terrain de l'antiquité où les jeunes hommes travaillaient à mieux servir leur dieu.
Mathusalem s'était occupé de tous les verdoyants. Que ce soit les handicapés qui avaient besoin de compenser une faiblesse ou des talentueux pour leur permettre d'utiliser au mieux leurs capacités sans pareille. Il leur avait appris à ne pas avoir honte de leur différence. Au contraire, il fallait en profiter pour participer pleinement à la reconstruction de l'humanité. Chaque verdoyant était différent et Mathusalem créait pour chacun un apprentissage adapté à son don.
Pour Cube, avec sa force surhumaine, il avait inventé des exercices où l'accroissement de la puissance n'était jamais le but. Déjà d'une force extraordinaire, le verdoyant devait développer sa coordination et sa vitesse d'exécution. Certains soldats qui soulevaient des poids, lui rappelait l'un des exercices préférés du vieux. Un gros bloc de béton dans les mains, sur lequel se trouvait un œuf en équilibre, il montait et descendait tous les escaliers de la tour. Il avait dû passer plus d'une fois la serpillière. Les exercices de tir à l'arc ou à l'arbalète des militaires était aussi très classique. Le tireur se tenait debout devant une cible. Pour Cube, les tirs s'effectuaient, toujours, après une longue série de soulevés d'haltères ou après une course rapide avec 40 kilos de sable sur le dos. Certains semblaient très bons mais il aurait aimé les voir décocher leurs flèches après une série de pompes. La plupart raterait la cible.
Une grande partie du terrain était dédiée à l'équitation. Un chemin de terre sinueux, parsemé de quelques bosses et obstacles, zigzaguait jusqu'aux bords des gradins. Enfin, au milieu du stade se retrouvait un grand disque de sable sur lequel deux soldats s'empoignaient, chacun essayant d'immobiliser ou de sortir son adversaire. Cube avait commencé la lutte enfant mais rapidement, vers douze ans, il avait fallu l'opposer à un homme pour rééquilibrer le rapport des forces. Adulte, c'était contre plusieurs hommes qu'il combattait.
Il tira machinalement un morceau de viande sèche de sa poche et le mastiqua consciencieusement. Il aurait voulu être en bas avec eux, s'entraîner, transpirer.
- J'utilise aussi le stade pour faire des compétitions entre soldats, parfois contre des verts rebelles. La population adore ça, dit Sepulved au bord de la plate-forme.
Esther n'était pas surprise. L'archevêque n'avait pas pu s'empêcher de faire comme les romains : utiliser les jeux du cirque pour fédérer la population contre les barbares, les sauvages. Il profitait de ce besoin animal qui parfois nous dirige, cette envie de voir, de ressentir la peur. Quelle abomination ! Mélanger la religion et nos désirs les plus vils !
- Que penses-tu de l'instruction militaire de mes soldats, Dominique ?
- Il ressemble beaucoup à celui de mes frères, Monseigneur.
- C'est normal, des Chevaliers de la Croix encadrent les exercices.
- N'est ce pas dangereux de montrer les techniques de combat des Chevaliers de la Croix à des mercenaires ?
- Ne sont-ils pas sous ma responsabilité comme tu es sous la mienne ?
- Oui mais ...
Cube vit le sergent arriver par le haut des gradins et venir vers l'estrade. C'était le sergent Bonnefoi, celui qu'il avait chahuté quelques jours auparavant à Privas. Le militaire le reconnut au premier regard ; sa gorge se serra. L'ogre, au visage d'ange, était à côté des marches. Bonnefoi, après une grande inspiration, décida de faire comme si le géant n'existait pas. Le sous officier passa devant lui ; Cube retira un morceau de viande de sa poche. La peur, tapie au fond de la boîte crânienne du soldat, tua sa bonne résolution. un écart de trajectoire et un couinement peu viril accompagnèrent le geste du verdoyant. Cube, tout à sa mastication, ne remarqua rien.
Le sous officier alla embrasser la chevalière du prélat puis murmura à son oreille. Un grand sourire apparut sur le visage de Sepulved. L'archevêque se retourna et planta son regard dans les yeux d'Esther.
- Il semblerait que nous ayons un point en commun ou plutôt une connaissance commune. On vient de me dire que la vert de gris, responsable de l'agression sur l'évêque de Nîmes, a été arrêtée. Et elle veut vous voir.
Annotations