La finale – L’ordalie

17 minutes de lecture

Tous les verdoyants s’étaient retrouvés dans l’écurie. Le temps des jeux, c'était devenu leur quartier général. Esther et Dominique venaient de les rejoindre. Cube, allongé dans de la paille, se reposait.

- Tu te sens mieux ? demanda Esther.

- Pas vraiment, ça tourne quand je suis debout.

- Ça ressemble à un empoisonnement. Cyrano, tu as vérifié les aliments du repas ?

- Oui et je n’ai rien senti.

- Tu as mangé autre chose ?

- Après la course, j'ai mangé des fruits et bu de l’eau mais ce sont les jumelles qui me les ont donné.

- Moi aussi, j'en ai mangé et je n'ai pas été malade, dit Plume.

- Nous les avions gardés du repas. Cyrano les avait vérifiés, dirent les jumelles.

- De toute , vous ne pourrez rien prouver. Les arbitres n’annuleront pas le résultat du tir à l’arc. C’est une ordalie. Si Camelia mérite sa grâce, Dieu n’aurait pas permis que Cube tombe malade, dit Dominique.

- Je sens une odeur dans sa transpiration, un effluve que je n'ai jamais senti auparavant, dit Cyrano penché sur Cube.

- C'est bien un empoisonnement ! dit Troubadour.

- Ça ne change rien. Ce n'est pas une compétition, c'est une ordalie. Si Camélia n'était pas coupable, Dieu n'aurait pas permis son empoisonnement, répéta Dominique.

- On ne peut pas rester sans rien faire. Elle va être exécutée ! dit Troubadour

- Je peux gagner, dit Plume.

Tout le monde se tourna vers elle.

- Ils vont te casser en deux, murmura Cube.

- C’est courageux de ta part mais trop dangereux Plume, dit doucement la jésuite.

- Ils ne te feront pas de cadeau même si tu es une fille. Pour eux tu n’es qu’une moisie, énonça Troubadour.

- Il y a une petite chance : je suis rapide. Hors de question que je les laissent l'exécuter sans rien faire, sans avoir, au moins, essayée.

- Je t’interdis de le faire ! s’exclama Cube qui s'était redressé.

- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !

Plume s'était plantée devant Cube, les mains sur les hanches.

- Il ...

- Ne t'avises pas de parler de mon frère.

Elle tapa du poing contre le ventre du géant.

Même s'il était plus grand, plus large, plus agé, c'est lui qui battit en retraite. Il se rassit dans un soupir.

- C'est des soldats aguerris, les meilleurs, dit Dominique.

- Toi, tu la fermes. Tu ne me connais pas ! D'ailleurs, personne ici ne me connait ! Je me suis toujours entraînée seule. Pendant trois mois, Mathusalem m'a préparé. Lem, dis leur !

- Pendant trois mois, Mathusalem l'a préparée.

- Vous voyez !

- Et je me rappelle ce que Mathusalem a dit à Cube, il y a 1661 jours : "Tu es devenu trop fort pour combattre contre un adulte et t’entraîner seul n'est pas efficace. Il manque cette part de surprise que seul un humain est capable de faire naître. La prochaine fois, je demanderai à plusieurs adultes de venir." Et toi, tu n'as jamais fait d'entrainement à deux, dit Lem qui caressait nonchalamment son corbeau.

- Parce que je n'ai jamais fait de lutte alors on la laisse mourir !

- ...

- C'est vrai, j'ai peu de chance de gagner ! Mais il reste une chance. Vous ne m’empêcherez pas d'essayer !

Plume partit en courant. Arrivée au stade, elle remonta tous les gradins. Étonnées, les familles restées sur les marches virent passer une adolescente qui, en quelques bonds, arriva en haut des tribunes. Sans s'arrêter, elle escalada le mur extérieur pour accéder au toit en casquette. Elle finit par s’asseoir les pieds dans le vide, dominant l’arène.

Elle avait peur, très peur, mais elle se répétait que son frère aurait fait pareil. Il aurait tenté sa chance. La tête dans les mains, elle se mit à pleurer. Au fond de sa poche, elle retrouva quelques perles de résine qu'elle amena aussitôt à ses narines. Ça sentait leur cabane, en haut de la colline, au sein de la forêt de pins.

La tête dans les mains, Plume ne vit pas le corbeau tourner autour d’elle. L'oiseau finit par se poser à quelques mètres puis, par petits bonds, s’approcha. Toujours ignoré, il cria. Elle tourna la tête vers lui ; il avait un morceau de papier enroulé à une de ses pattes. Comme elle avait vu Lem le faire, elle étendit son bras. Le corbeau, par pas chassés, remonta atterrit sur son avant-bras. Levant la patte, il se laissa débarrasser du papier. Un sifflement déclencha son envol. Le choucas plongea vers Lem qui l’attendait en bas.

Elle reconnut l'écriture de la jésuite : Reviens, nous te soutiendrons quelle que soit ta décision. Silhouettes sur le gravier de la piste, tous la regardaient. Moulin à vent, Troubadour agitait les bras. Elle secoua la tête pour se débarrasser de ses souvenirs puis elle se leva pour les rejoindre. La cloche sonna, suivie de son écho. Il restait quinze minutes avant le début du premier combat. Une pluie froide commença à tomber.

En guise de protection, Esther avait aidé Plume à mettre un bandage sur sa poitrine, puis elle avait enfilé sa tunique de cuir sans manche. Le vêtement collé au corps ne pouvait pas servir de prise à l'adversaire. Un pantalon court complétait sa tenue. A son habitude, elle ne portait pas de chaussures.

Dominique la jaugea. Son visage fermé indiquait, soit de la peur, soit une froideur de serpent. Sans entraînement, vouloir combattre contre des soldats aguerris prouvait toute l'arrogance de cette adolescente ingérable. Pour le bien de la quête, il aurait préféré voir Cube à la place de cette fille filiforme. Ce gros imbécile à force de manger, tout ce qui se présentait à sa portée, avait fini par tombé malade. La réussite de sa mission dépendait de cette gamine, gaulée comme un écureuil à la sortie de l'hiver. Il secoua la tête pour se débarrasser de ces pensées négatives, presque blasphématoires. Dieu seul savait ce qui était le mieux pour la quête. Il posa sa main sur sa bible, et pria en silence.

Le premier match impliquait deux soldats dont le fameux Achille, champion en titre. Un cercle de cinq mètres de diamètre était tracé dans l’herbe. Les règles étaient simples. Il fallait sortir l’adversaire du cercle, le mettre KO ou l'obliger à déclarer forfait. Si au bout de trois minutes aucun des deux combattants n’avait pris le dessus, les arbitres choisiraient le gagnant.

Tous les soldats scandaient le nom du grand gaillard aux cheveux blonds. Un viking aurait dit Mathusalem. Impossible de savoir le nom de son adversaire, personne ne le soutenait. Ses yeux, grand ouverts, débordaient de toute sa peur.

Achille se déplaçait rapidement pour un gaillard aussi costaud. Dominique, excellent à la lutte, apprécia la technique du soldat. Sûr de sa victoire, le champion jouait avec son adversaire. Au cours de la première minute, il s'amusa avec lui, le chat avec la souris. Achille souriait en permanence, montrant une rangée blanche de dents. Il attaquait, immobilisait son adversaire d'une clé de bras puis le libérait avant de revenir au centre du cercle. Pour Dominique, c'était clair. La proie connaissait les moeurs du champion en titre. A chaque immobilisation, il paniquait dans un désordre de bras et de jambes lancés anarchiquement.

L’arbitre annonça :

- Plus que deux minutes.

Achille attrapa le soldat mais ne le relâcha pas. Il l’étouffait. Plus les doigts de son adversaire s'agrippaient à sa manche et plus le sourire d'Achille s'agrandissait. Les cris dans les gradins montaient crescendo. Il finit par relâcher sa proie. Homme de spectacle, son sadisme ravissait la foule. Les gradins scandaient son nom. Un genou à terre, le soldat se releva. Mal lui en prit, le cartilage du nez céda sous le poing droit du champion. Le demi-dieu blond fut récompensé du mugissement de ses ouailles. Ce n'est pas le bruit sec du nez qui se casse mais la gerbe de sang, offrande à la foule, qui avait valu à Achille ce tremblement des tribunes.

Encouragé par les braiments de ses collègues “du sang, du sang”, il les récompensa d’un coup de coude, éclatant l’arcade sourcilière du malheureux. Dominique était abasourdi : ce n'était pas un combat mais un rituel païen, un sacrifice.

La pluie ne gênait pas le grand escogriffe, si ce n'était qu’elle diluait le sang de sa victime, diminuant l’effet théâtral liquide rouge vif qu'il aimait exhiber.

- Dernière minute.

Dominique n'en revenait pas ; le grand blond éleva ses deux bras et commença à battre des mains. Les gradins étaient en extase. Maintenant que le public applaudissait en rythme, le prédateur s'avança sur le rythme. Quelques coups de poings pour la forme, puis d'un coup de pied, il cassa un genoux du soldat. Celui-ci tomba assis et leva la main pour déclarer forfait. Achille avait un réel talent pour les arts martiaux mais aussi pour le spectacle. Toujours sur le battement des applaudissements, tel un danseur, son pied droit frappa le visage du soldat sur le gong d’arrêt du match. La foule, à l'unisson, éructa dans un grondement de cris et de sifflements qui accompagna la chute du corps. Le champion n'avait point failli à sa réputation et son adversaire quitta le cercle sur un brancard.

Assise à côté de Sepulved, Esther resta impassible tout le long de l’affrontement. Elle ne se trahit que sur le signe de croix qu'elle effectua à la sortie du soldat sur le brancard. Pendant une fraction de seconde, c'est le corps de Plume qu’elle avait vu sur la civière. Elle n’aurait jamais dû céder face à cette enfant !

Connaissant maintenant, un peu mieux, Sepulved, elle savait qu'il n'était pas cruel. Par contre, chacune de ses décisions était pesée et réfléchie. Le plaisir ou la futilité n'entraient pas dans son schéma mental. Clairement, il se servait de ces jeux pour montrer toute sa puissance. " Si vous m'écoutez, je vous donnerai plein de jeux pour vous divertir. Si vous ne m'écoutez pas, vous aurez affaire à mes soldats !" En ces temps d'instabilité, pour l'archevêque, la meilleure gouvernance s'effectuait par la peur.

Dominique épiait les verdoyants regroupés autour de Plume. Ils devaient lui demander d'abandonner. Elle n'avait aucune chance. Son manque de combat la pénalisait mais le pire restait son manque d'expérience. Elle n'était pas prête à la violence d'un vrai combat. L'arbitre lui demanda d'aller chercher Plume.

Le voyant arriver, elle se leva pour le suivre. Aucun mot ne fut échangé. A quoi bon ! Même les autres verdoyants restèrent silencieux.

L'adolescente fit un signe de croix puis s’avança jusqu’au trait indiqué par l’arbitre. Face à elle, le sergent Bonnefoi l'attendait. Premier au tir à l'arc, il avait choisi la verdoyante pour adversaire.

- Tu es contente, je t’ai réservé la première danse. Je ne voulais pas qu'Achille t'abîme.

Rien ne sortit de sa gorge serrée. Elle ne fit que déglutir.

La cloche sonna le début de la rencontre. La pluie tombait abondamment maintenant. Elle n’entendait que les voix des personnes les plus proches. Les soldats en profitaient pour déverser toute leur haine. “ Salope de moisie ! Vas-y, Bonnefoi ! Bute-la ! Du sang vert, du sang vert !”

Elle n'arrivait pas à se concentrer sur son adversaire, sur ses mouvements. Elle n’entendait que ces cris qui l'étourdissaient par leur brutalité. Les verdoyants l’encourageaient “ Ne le laisse pas t’attraper. Ne reste pas immobile. Bouge !”

Paradoxalement, seuls, les propos orduriers des militaires l'atteignait. Depuis le premier combat, la peur la submergeait et gouvernait son corps. Elle entendait encore le bruit mat des coups de poings et le craquement sec du genou. Elle revoyait le sang rouge couler du visage du soldat.

Le sergent l’avait giflée violemment. Elle faillit perdre l'équilibre. Heureusement qu’il n’avait pas utilisé son poing. Lui aussi voulait faire durer le plaisir. L'humilier. Il désirait entendre les vivats empoisonnés de la foule.

- Que se passe-t-il ? Tu sembles perdue.

Ils avaient raison, ce n'était pas comme à Tricastin. Tous ses muscles se contractaient en même temps. Paralysie. Les paroles de Mathusalem revinrent « Utilise ta vitesse, ton agilité ! Toujours être en mouvement. »

Elle ne faisait que reculer par petits pas alors que le soldat s’approchait d'elle. Un coup de cloche. Il restait deux minutes.

Bonnefoi tendit ses bras pour l’attraper. Au lieu d’esquiver, pareil à un enfant, elle protégea son visage de ses deux mains. Il en profita pour se placer derrière elle puis il l’arracha de terre. Poupée de son, elle agita pathétiquement ses jambes, oublieuse de toutes les leçons de son maitre. Elle ne se rendait même pas compte qu'elle hurlait. Elle sentit le souffle du soldat sur sa nuque. Il rigolait. Sa bouche rampa jusqu'à son oreille.

- Tu dois apprécier cette position. Ce n’est pas comme ça que vous vous reproduisez ?

Il commença à lui lécher le lobe de l'oreille. Elle ne trouva rien de mieux que de pencher la tête pour échapper à cette langue devenue limace.

- Tu es trop silencieuse !

Une des mains du sergent se referma en pince sur son épaule. Elle jeta un cri de douleur.

- Ah ma petite truie, tu couines enfin ! Laisse-moi t'embrasser et je te relâcherai !

Plus que la douleur, c'est la colère qui renvoya la peur dans sa tanière. Son frère aurait eu honte d'elle !

- Il reste une minute, prononça l'arbitre.

Froidement, Plume jaugea la situation. Dans quelques secondes, son épaule serait déboîtée. La clé de bras l’empêchait de bouger la tête et les bras. Seul le bas de son corps était libre. Elle balança ses pieds au-dessus de sa tête puis rabattit violemment les jambes vers l'entrecuisse du militaire. Dans un réflexe typiquement masculin, Bonnefoi desserra brièvement son étreinte. Par chance, les bras mouillés de l'adolescente glissaient. Elle coulissa suffisamment pour que ses pieds touchent le sol. A moitié accroupie, elle tendit ses jambes comme pour sauter. Ils tombèrent à la renverse. Le dos de Bonnefoi amortit le choc. Le sergent eut le souffle coupé et relâcha complètement son étreinte. D'un bond, Plume se remit debout.

- Tu as eu de la chan ...

Alors qu'il se relevait, les deux pieds de Plume l'atteignirent en pleine poitrine. Le moulin à vent de ses bras ne servit à rien, le sergent tomba juste derrière la ligne du cercle. Tout le monde s'était levé pour bien voir. Le gong de la fin du combat retentit dans un silence de cathédrale. Personne n'osa applaudir.

Les soldats étaient abasourdis. Bonnefoi se leva et se dirigea vers Plume.

- Elle m’a eu par traîtrise ! Salope de moisie.

Dominique s'interposa. Troubadour arriva en courant et enroula une couverture autour des épaules de l'adolescente avant de la ramener vers le groupe.

Esther souffla de soulagement. Cette gamine était pleine de ressources. Elle faillit sourire mais ses yeux se posèrent sur le champion en titre. Achille riait. Il ne riait pas de son sergent. Il riait comme un chien bave devant un os à moelle. Il se délectait à l'avance de ce dessert qu'il avait cru perdu.

La voix amplifiée de l’arbitre annonça :

- L'ordalie prendra fin avec l’affrontement de cette verdoyante contre le premier né, Achille. Le combat commencera dans quinze minutes.

Les jumelles présentèrent quelques biscuits et Lem proposa sa gourde. Plume les refusa. Son estomac n'accepterait aucun aliment même liquide. Troubadour s'avança pour, encore une fois, lui demander de ne pas combattre. Elle-même n'était plus très sûre de le vouloir. La peur pouvait revenir, l'envahir, la noyer. Pour couper court à toute discussion, elle gagna le cercle et s'assit en tailleur sur sa marque. Pour les quelques minutes qui lui restaient, elle ferma les yeux et passa en revue les conseils que le vieux maître lui avait donnés pendant ces quelques mois à la mission.

- Il reste une minute. A vos marques.

Elle ouvrit les yeux. Achille se tenait devant elle, les mains sur les hanches. Plume se leva doucement. Elle regarda une dernière fois ses compagnons qui essayaient de lui sourire, puis elle tourna la tête vers Camelia dans sa cage. Elle n'avait pas bougé, recroquevillé dans un coin.

Le bras du chevalier arbitre s'interposa entre les deux adversaires. La cloche retentit, le bras se baissa.

Achille avança vers elle. Au dernier moment, elle s’affaissa et roula sur le côté, hors de portée des bras du soldat. Il revint, elle esquiva d’un pas chassé. Achille restait concentré ; il ne se précipitait pas sur la verdoyante. Sur une attaque, elle ferait une faute et il serait prêt. La première minute se passa ainsi : une série d'assauts et autant de dérobades.

- Il reste deux minutes de combat.

La foule sifflait copieusement. Ils voulaient du spectacle.

De voir la verdoyante fuir le combat soulageait Esther. Ce sadique voulait la torturer et désirait, peut-être, la tuer. Sepulved, aussi, se satisfaisait du combat. Son idée d'organiser une ordalie s'avérait payante. Tous pouvaient voir non seulement la supériorité physique des premiers nés mais aussi, grâce à cette vert de gris, leur faiblesse d'esprit. Apeurée, elle fuyait devant le héros des immaculés. La pluie cessa, le verdoyant à sa droite rangea le parapluie qui protégeait l'archevêque des gouttes.

Achille projetait ses bras pour l’attraper mais le corps de Plume s'esquivait. Sa peur n'avait pas disparu mais elle avait suffisamment reflué. Juste ce qu’il fallait. L’acuité de ses sens était maximale. Elle retrouvait la maîtrise parfaite de son corps.

Depuis le début du combat, elle imaginait l'état d'esprit du militaire. Au début, la joie de jouer avec une verdoyante avait dû le rassasier. Maintenant, tous ses mouvements exprimaient la frustration de ne pouvoir l’atteindre. Bientôt, la colère le submergerait.

Mathusalem lui avait révélé lors de sa préparation que ce n'était pas sa légèreté qui apparaissait comme le plus extraordinaire de ses talents mais sa vitesse de réaction. Ses réflexes atteignaient une vitesse d'exécution inégalée. Elle se rappelait encore le test de la vipère. Mathusalem avait confectionné un gant en cuir épais que l'adolescente avait mis à sa main droite. Elle devait toucher la boule de bois posée devant le serpent. Très rapidement, elle avait réussi à la bouger puis à attraper la grosse bille. Jamais le serpent n'avait réussi à la mordre. Après ce test, Mathusalem lui avait demandé de relâcher le reptile. En confiance, sans mettre le gant, elle l'avait attrapé derrière la tête avant de le libérer près du canal.

Maintenant, Achille enchaînait ses charges. A chaque fois, pareil à un seul être, la foule laissait échapper un cri. « Il l'a eue ?- Non, pas encore. »

Au son de la cloche, l’arbitre annonça la dernière minute de combat.

- Tu crois t’en sortir comme ça. Sale petite punaise, je vais t’écraser !

Droite, gauche, ses poings fusèrent mais ses bras ne brassèrent que de l'air. Il déclencha une nouvelle attaque. Presque ! Une fraction de seconde, il avait senti la peau douce de la jeune fille glisser sur son avant-bras. Sans répit, il attaqua, plusieurs fois, ouvrant ses bras pareils à des cisailles, empêchant tout passage vers le centre. Enfin, il l’accula contre la limite du cercle.

Elle ne bougeait plus, vaincue. Il n’avait plus qu’à refermer ses bras.

Elle sauta par-dessus le soldat, sans élan. En appui sur ses jambes, le militaire se retourna prêt à encaisser un coup dans la poitrine. Il ne ferait pas la même erreur que son imbécile de sergent : se faire éjecter du cercle.

Plume feinta un coup de pied à la poitrine pour finalement, pareil à un oiseau qui bat des ailes, lui claquer les mains sur les oreilles. Mathusalem lui avait dit « la vue et l'équilibre sont les sens les plus importants quand on se bat ». Sonné, Achille tituba. Sans temps mort, elle tira sur le bras gauche du soldat pour le déséquilibrer et, par un grand mouvement de balayage lui faucha les jambes. Il tomba sur le dos, souffle coupé. La voix de Mathusalem résonnait dans sa tête : "les muscles des jambes sont plus forts que ceux des bras." Plusieurs coups de pied fusèrent atteignant le soldat au visage et dans les côtes. Incapable de se lever, Achille se recroquevilla sous les coups de la verdoyante.

Maintenant en position fœtale, il accompagnait chaque battement de pied d'un gémissement peu viril. Plume s'arrêta après une dizaine de coups. Le stade immobilisé par la surprise, attendait dans le silence. Elle contourna le corps à ses pieds. La gorge du soldat s'offrait à elle. Elle leva la jambe, prête à écraser la trachée du champion. Elle voulait le tuer.

Pour la première fois, une vague d'encouragements commença à naître dans les tribunes occupées par les verdoyants. Un des leurs pouvait gagner. Ne connaissant pas son nom, ils scandaient « Verdoyant ! Verdoyant !" Surprise, l'adolescente tendit son visage vers la clameur. Tous les derniers nés s'étaient levés, applaudissaient, criaient. Plume se baigna quelques secondes dans cette ferveur populaire. Grisée, elle lança un nouveau coup de pied dans les côtes du soldat. Une nouvelle clameur monta des gradins puis elle replaça son pied au-dessus de la gorge offerte.

La loge de Sepulved restait silencieuse, à part Esther. Elle s'était levée et priait immobile, les mains jointes. La jésuite ressemblait à une de ces statues de la vierge Marie. Tout, dans son attitude, montrait sa détestation pour cette violence, cette animalité. Hurlant, Plume éleva son pied et le rabattit violemment.

Le pied ne fit qu’effleurer le cou du militaire.

Son frère aurait épargné cet homme qui gémissait. Néanmoins, elle regrettait déjà d'avoir préservé ce monstre. Il aurait dû payer. Elle se racla la gorge puis laissa descendre un filet de morve sur le visage d'Achille. Enfin, sous les applaudissements, elle retourna sur sa marque. La cloche sonna la fin du combat.

Côté verdoyants, les applaudissements remplissaient les gradins. Par contre, dans la tribune des premiers nés, la consternation était palpable. Au milieu de prélats en cire, seule Esther arborait un sourire. Dieu avait permis que Plume s'en sorte sans être blessée. A côté d'elle, Sepulved murmurait à l'oreille d'un de ses secrétaires. Une fois congédié, à grands pas, le clerc se dirigea vers les arbitres sur le terrain.

Tout le groupe accourut et l'entoura

- Tu l’as fait ! Tu as sauvé Camélia ! Mathusalem serait fier de toi, exulta Troubadour en l'enlaçant.

- Bravo petite peste, dit Cyrano.

Cube leva le pouce de main droite. Les jumelles encadraient la gagnante proposant couverture et gourde d’eau. Seul Lem resta en arrière caressant son corbeau.

Plume épia une réaction de Camélia mais la prisonnière ne la regardait pas. Debout, les mains sur les barreaux, elle observait les arbitres rejoints par le clerc mandaté par l'Archevêque.

Pourquoi continuaient-ils à discuter ? Bizarrement, tous étaient très calmes, tous sauf Dominique. Plume n'entendait pas les paroles du novice mais il soulignait ses phrases de grands gestes. Il indiqua du doigt Achille puis il la montra. Le souffle du vent, piètre messager, apportait de temps en temps un mot :

- … justice … Dieu … mascarade … marionnettes …

Dominique désigna Camélia du bras puis partit, sans tenir compte de son Maître Chevalier qui n'avait manifestement pas fini de parler.

L’arbitre du match s’approcha de la machine à amplifier la voix.

- Que son nom soit loué, l’éternel dans son infinie clairvoyance a rendu la justice. La verdoyante Camélia est reconnue coupable. La dernier née, représentant la criminelle, n’a pas réussi à battre le champion de l’évêque de Nîmes. Dans son infinie bonté, Monseigneur Sepulved représentant de Dieu pour le diocèse de Lyon, commute la peine de mort en travaux forcés à perpétuité dans la mine de Saint Étienne.

Les applaudissements montèrent de la loge des notables suivis de huées dans les tribunes des verdoyants. Aussitôt une troupe de soldats grimpa les marches et chassa les derniers nés des tribunes.

- Tu viens nous narguer, petit chevalier, dit Troubadour à Dominique.

Pendant l'annonce, le novice s'était approché jusqu'à s'arrêter devant Plume.

- Tu as été la meilleure, dit Dominique

- Alors pourquoi tes collègues disent le contraire ? Pour eux, Achille a gagné, demanda Troubadour.

- Il n'est pas sorti du cercle et il n’a pas déclaré forfait. Pour eux, cela suffit pour gagner.

- Et tu es d’accord avec leur jugement ? dit Troubadour.

- Je pense que Camélia aurait dû être libérée mais je ne suis pas encore chevalier. Un novice n'a pas droit à la parole.

- J'aurais dû écraser la gorge de ce porc ! dit Plume

Annotations

Vous aimez lire Dedale ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0