Marek

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  • Félicitations pour votre promotion, Marek !
  • Merci, Maurice, je réponds d'une voix mielleuse.

 Le juge Rougiard, Maurice de son prénom, est installé sur la chaise qui fait face à mon nouveau bureau. Son corps gras et transpirant dépasse de chaque côté, comme s'il cherchait à avaler le meuble entre ses chairs. Moi, je suis nonchalament assis sur le bord du bureau, une jambe croisée sur l'autre en un geste très distingué. De là, je toise mon interlocuteur, qui ne comprend même pas mon stratagème. Je peux voir le haut de son crâne dégarni, tout en le surplombant de toute ma hauteur.

 Le juge Rougiard est un homme fier, mais peu sûr de lui. Il sait qu'il n'est pas n'importe qui, mais peine à l'assumer pleinement. Je sais qu'il admire secrètement mon ascension fulgurante au sein du gouvernement. Il voit peut-être en moi celui qu'il aurait voulu être. Tout ce dont il rêve, c'est de se lier d'amitié avec moi, même si nous avons presque vingt ans d'écart. Il m'admire, il m'envie. C'est là qu'est sa faille. C'est là que je peux me glisser. Je le brosse dans le sens du poil.

  • Et vous alors, Maurice ? Bientôt juge général ?

 Il esquisse un sourire gêné.

  • Moi ? Oh non ! Je n'ai pas encore assez d'ancienneté, voyons !
  • Pourtant vous en avez toutes les capacités, je réplique avec un sourire charmeur. J'ai entendu dire que vos décisions à la cour étaient toujours justes et raisonnées.

 Il baisse les yeux avec un rire nerveux. Parfait. Je change de position, étirant mon dos avec souplesse.

  • Vous savez, je vous admire beaucoup, Maurice.

 C'est un mensonge, bien sûr. Cet homme est grotesque, et certainement pas admirable, avec sa chemise trop petite auréolée de sueur. Est-ce une tache de sauce que j'apperçois sur son col ? Je détourne les yeux un instant, pour esquisser un rictus de dégoût sans qu'il ne s'en rende compte.

  • Moi, Marek ? s'étonne-t-il.
  • Oui, vous, Maurice, je lui souris.

 J'appuie volontairement son prénom à chacune de mes phrases. Les gens comme lui adorent que je prononce leur patronyme. Leur existence prend une toute nouvelle tonalité à travers mes paroles. Cela fonctionne, d'ailleurs, son regard s'est imperceptiblement éclairé.

  • J'admire votre capacité à mener votre barque. Vous avez commencé en bas de l'échelle, simple avocat commis d'office. Et vous voilà ici, à présent ! Bientôt promu juge général.
  • Oh non, vous n'y pensez pas ! se défend-t-il.
  • C'est pourtant comme ça que je vois la suite des choses, je réplique d'une voix posée, mais ferme. Vous êtes promu juge général, puis directeur du tribunal, et vous prenez votre retraite alors que vous êtes au summum de votre carrière.

 Tout ça, je ne le vois pas, évidemment. Je n'ai que faire de cet individu. Mais il se trouve que j'ai besoin de lui pour mener à bien certaines modalités administratives. Seul le directeur du tribunal peut m'y aider. Par cette phrase que j'ai nonchalament prononcée, je sème dans les méandres gras et lents de son cerveau les graines de son nouvel objectif. Mon nouvel objectif.

 Je me lève, et marche silencieusement vers la fenêtre. Je ne regarde pas dehors, j'écoute la respiration sifflante qui s'accélère dans mon dos. Ce silence signifie que mes mots ont atteint leur cible. Il est en train de peser le pour et le contre. Il se voit, devenu directeur du tribunal, dans sa robe pourpre de magistrat en chef, écrasant sous sa botte tous ceux qui n'ont jamais cru en lui. Son coeur s'emballe, et son souffle aussi. Ça fonctionne. L'image a pris forme sous son crâne, et il réalise soudain qu'elle est à portée de main. Oui, s'il demandait à être promu juge général, tout serait possible. Tout serait possible, parce que Marek croit en lui.

  • En effet... hésite-t-il d'une voix rauque. Je n'y avais pas pensé.

 Bien sûr que tu n'y avais pas pensé, nigaud. Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. Je me retourne vers lui, m'adosse à la fenêtre. Son corps est légèrement tourné vers moi, ses pieds pointent dans ma direction, il m'a inconsciemment suivi alors que je changeais de place. Comme les insectes sont attirés par la lumière.

 J'observe son visage luisant. Son petit cerveau est en train de mobiliser toutes ses capacités afin de mesurer les risques d'une telle entreprise. La vision de la robe pourpre est à présent ancrée dans un recoin de sa tête. Il pense à sa femme, à ses deux enfants. Leur vie serait plus douce s'il devenait directeur du tribunal. Mais cette pensée, il l'écarte rapidement. Ce poste lui apporterait avant tout une immense satisfaction personnelle.

 Un manque de confiance en soi et une soif de vengeance mal dirigée. Je ne choisis pas mes victimes au hasard.

 J'ai tout de suite compris que cet individu me serait particulièrement utile dans mon ascension. L'actuel directeur du tribunal est un homme aussi sec que la pierre, un de ceux qui résiste plus que de raison à mes charmes. Puisque je sais que je n'obtiendrai rien de lui, il me faut le remplacer. L'esprit empâté et malléable de Rougiard est la marionnette parfaite pour assouvir mes desseins. J'assène mon dernier coup.

  • Je suis sûr que vous feriez un directeur formidable. Vous êtes le seul à pouvoir donner au tribunal toute la puissance qu'il mérite.

 "La puissance", c'est la notion qui l'obsède. Le juge Rougiard lève la tête vers moi, mais il est ébloui par la lumière qui inonde la pièce. Je ne suis qu'une ombre qui se détache sur le ciel. Ainsi, il est encore plus mal à l'aise, les yeux plissés, le visage dégoulinant de sueur. Il sortira de cet innocent entretien avec une nouvelle obsession en tête, et ma silhouette imprimée derrière ses paupières.

  • Merci, Marek, baragouine-t-il. On voit que vous êtes un homme de bon sens.

 Et en plus il me remercie ! Heureusement qu'il ne peut pas voir mon visage, car un sourire triomphant vient d'étirer bien malgré moi mes lèvres. Il ne comprend même pas que je peux l'emmener où bon me chante. Je pourrais le persuader de sauter par la fenêtre, si je le voulais. Et il serait même heureux de le faire pour moi. Mais notre discussion touche à sa fin. Je sais qu'elle va bientôt arriver.

  • Je suis simplement bon observateur, je réponds d'un ton modeste, en rejoignant mon bureau. Maintenant, si vous me permettez, j'ai encore quelques affaires à ranger.
  • Bien sûr, dit-il en rassemblant ses chairs grasses pour s'extirper de sa chaise. Vous êtes certainement très occupé, à présent. Je ne vous embête pas plus.

 Ta simple existence est un embêtement, de mon point de vue. Heureusement pour toi que tu m'es utile.

 Je le raccompagne à la porte. Même s'il se dandine d'un pied sur l'autre comme un morse sorti de l'eau, il me dépasse toujours d'une tête. Ça ne m'aide pas à l'apprécier. Il me tend une main grasse en même temps qu'il passe la porte. Je retiens un haut-le-coeur alors que nos deux peaux se touchent. Sa main est rêche, mais poisseuse, plus musclée que je ne le pressentais. Il essaie d'avoir un dernier contact visuel avec moi en souriant d'un air niais. Je lui accorde ce plaisir, m'efforçant de lui servir un regard profond et serein, un regard de fausse connivence qui signifie pour lui "Nous sommes égaux et nous nous entendons". Il ne desserre pas les doigts, ses ongles un peu trop long frôlent l'intérieur de mon poignet. Au moment où je sens que je vais perdre le contrôle de moi-même et planter les miens dans sa paume, il relâche sa prise.

  • A très bientôt, Marek, lance-t-il en quittant la pièce.
  • Prenez soin de vous, je réplique d'un ton clair et assuré.

  Je ne reprends mon souffle qu'une fois que la clé a tourné dans la serrure. Immobile, adossé à la porte, je savoure ma victoire. Tout se déroule exactement comme prévu.

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