On the Road Again
Au volant de sa voiture, Caleb quittait Providence. Son sac à dos et quelques vivres jetés sur la banquette arrière, il arriverait à Lost Creek dans une quinzaine d’heure. Peut-être un peu plus, si la fatigue le freinait en chemin. Il avait scotché sur le tableau de bord une carte sur laquelle il avait soigneusement tracé l’itinéraire à emprunter. Du Rhode Island jusqu’en Géorgie, une petite ligne rouge serpentait et se frayait un chemin jusqu’à Ella. La cigarette au coin des lèvres, il tapotait sur le volant au rythme de la radio. Il se sentait le cœur léger. S’il conduisait toute la nuit, il serait auprès d’Ella au petit matin. En quittant Providence pour la première fois, il n’avait jamais imaginé qu’il aurait tant de détour à faire pour la revoir.
Caleb conduisait depuis plus d’une heure. Il avait fait le choix des petites routes ; celles que ses parents prenaient lorsqu’il était enfant, pour descendre en Floride. Il en aimait les paysages moins stériles que le béton des bretelles d’autoroute. Un parfum fleuri s’invitait par le joint des portières, chatouillant ses narines d’une senteur d’autrefois. De temps à autre, une petite bâtisse s’invitait timidement dans le paysage rural rappelant l’omniprésence de la civilisation. Il traversait parfois quelques villages fantômes aux rues désertées. Effacés dans l’ombre de leurs vitrines et immobiles, les commerçants le regardaient passer. On entendait seulement les chiens pleurer leurs maitres dans le silence ambiant. Les campagnes se mourraient-elles ?
Il passa finalement les portes d’un village plus animé. Sur les trottoirs, des pères tenaient fermement les petites mains frêles de leurs enfants et l’on rentrait chez soi les bras chargés de provisions. Appuyés sur des canes ou au bras d’un proche, les ancêtres déambulaient eux aussi, prudemment, sur le pavé. Caleb roulait doucement et se délectait de chaque seconde de ce ballet intergénérationnel. Les rires remplaçaient le hurlement douloureux des chiens et Caleb baissa le son de l'autoradio. S'il l'avait fait quelques secondes plus tôt, peut-être aurait-il entendu le crissement mordant des pneus sur l'asphalte.
Sa tête heurta violement la vitre puis le tableau de bord. Il n’entendit plus qu’un bourdonnement sourd vrombir près de son oreille. Titubant, Caleb descendit de voiture et frappa mollement le capot du poing tandis que le chauffard prenait la fuite à bord de son SUV cabossé. Une douleur aiguë le poussa âprement vers le sol. Il s’assit contre les jantes, la tête entre les jambes. Déjà une petite foule s’était rassemblée autour du véhicule accidenté. Ses oreilles étaient pleines de sang. On lui parlait mais tout ce qu’il entendait c’était le liquide qui bullait contre ses tempes. L’air sentait le métal, peut-être était-ce la tôle froissé, ou bien les hémoglobines. Les sirènes approchaient quand Caleb s’effondra sur le côté.
Caleb sorti des urgences aux premières lueurs du jour, la tête bandée. Inconscient, on l’avait transporté au service de New Haven. Il voulut appeler un taxi lorsqu’il s’aperçu que le tour en ambulance et autres soins hospitalier qui s’en étaient suivi l’avaient laissé à sec. Alors il marcha, pour se dégourdir les jambes et économiser quelques dollars. Une fois au garage, il constata l’ampleur des dégâts. Tout le côté passager de la carrosserie était enfoncé, de l’aile à la portière arrière. Le véhicule, plié en deux, faisait peine à voir. L'impact avait laissé le toit défoncé et sortie la roue de son axe. Le verdict tomba : la voiture ne roulerait plus. S’introduisant par le côté conducteur, il arracha les restes lacérés de sa carte sur le tableau de bord et les fourra dans son sac à dos, toujours sur la banquette arrière. Il régla le garagiste pour le remorquage et abandonna là la carcasse de son automobile.
Il arpenta longtemps les rues de cette ville portuaire, la tête comme un tambour. Lorsqu’il interrogea un distributeur, la machine lui rendit sa carte bancaire avec les quinze derniers dollars de son compte en banque. Il les dépensa dans une supérette pour une bouteille d’eau et un paquet de tabac. Il marcha jusqu’à Long Wharf Drive et s’assis sur un banc pour admirer la jetée.
Sur l’autre rive de l’estuaire s’étendait un paysage industriel, aride et aseptisé. Le soleil touchait à son zénith et une volée de goélands se rua devant Caleb. Les volatiles se chamaillaient des ordures que les hommes avaient laissés derrière eux. Les plus gros n’hésitaient pas asséner de violents coups de becs aux plus petits, qui en retrait, resteraient affamés. C’était un cercle vicieux qui les empêcheraient toujours de grandir. Cette triste scène rappela à Caleb qu’il avait faim lui aussi. Il prit un cachet pour son mal de crane. Après s’être battu jusqu’à la dernière miette, la nuée de goélands repris son envol pour trouver une nouvelle carcasse à démanteler, abandonnant Caleb à son ventre vide.
A partir de là, il considéra ses options. Pour être tout à fait honnête, il n’y en avait qu’une d’envisageable. Faire demi-tour n’en serait jamais une. Il devait continuer. L’achat d’un billet d’avion ou d’un quelconque autre transport en commun n’était plus concevable à ce point. Le petit ticket qu’avait imprimé le guichet automatique n’avait pas pu être plus clair. Plus jeune, il avait traversé le pays en stop. Il le referait.
Aux abords de la ville, le pouce tendu, Caleb commençait à s’impatienter. La nuit tombait et les automobilistes étaient pressés. Ils se hâtaient tellement qu’ils n’avaient pas le temps pour Caleb. La température chutait, et le froid s’ajouta à la faim. Le vent glacé le mordait sous ses vêtements. Extenué, il s’assit dans le fossé qui bordait la nationale et peina à rouler une cigarette. Lorsqu’il l’alluma, la flamme du briquet brula délicieusement la paume de sa main. Il s’allongea dans son fossé, et fuma sa cigarette, la tête sur le sac à dos, les yeux dans les étoiles.
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