I Can Help

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Assise dans son fauteuil, Désirée savourait son deuxième verre de whisky. Des glaçons flottaient dans le liquide malté, icebergs en dérive dans un océan de feu. Son whisky, elle aimait le noyer, d’une poignée de glace se diluant dans le précieux alcool, et tant pis pour ceux qui s’indignaient. Sacrilège ou non, c’était ainsi qu'elle appréciait sa boisson, et personne ne viendrait la contredire.

Les murs, peints des visages de sa vie passée, l'épiaient au travers du regard de ses habitants. Habitants au visages bienveillants, dont Désirée oubliait les contours un peu plus chaque jour. Sa robe de mariée crémeuse et mal taillée habillait aussi un pan de mur, immortalisée sur du papier glacé légèrement fané. Aux côtés de son mari endimanché dans un costume taupe démodé, Désirée n'était encore qu'une belle blonde rougissante et timide.

Le jeune marié enroulait tendrement un bras autour de la taille de sa bienaimée, tandis que cette dernière tenait fermement un petit bouquet de fleurs sauvages contre sa poitrine. Quelques minutes avant d’être immortalisés sur cette photo, les deux amants avaient échangés leurs vœux d’amoureux transis. Des promesses qui ne résonnaient désormais plus entre les murs de l’imposante église presbytérienne.

Le tic-tac d’une vieille horloge accrochée au mur berçait la pièce de son pas autoritaire. Le cellulaire de Désirée vibra sur la glace de la table basse. Elle saisit l'appareil, sur l'écran s'affichait un numéro inconnu. Elle finit son verre d’une traite avant de le poser

  • Allô ?
  • Allô, Désirée ?
  • Elle-même, à qui ai-je l’honneur ?
  • C’est moi, c'est Caleb.

Le visage de Désirée s’éclaira et le nom du jeune homme dessina sur ses lèvres une courbe pulpeuse.

  • Oh, Caleb ! Ça me fait plaisir de t'entendre ! Alors ça y est, tu l'as retrouvé ? Tu as fait vite !
  • Non.
  • Comment ça, non ?
  • J'ai envie de rentrer, Désirée. Je suis fatigué.
  • Qu'est ce qui t'arrive, petit ? s’enquit-elle en se redressant dans son fauteuil, inquiète.

La voix de Caleb s’évapora, Désirée n'entendait plus que la respiration haletante et les sanglots étouffés du jeune homme à l'autre bout du fil.

  • Où est-ce que tu es ?
  • Je n’en sais rien, quelque part à vingt bornes de New-York. Dans une campagne de merde.
  • Et tu veux que je vienne te chercher ?
  • Me chercher ? Non Désirée, non...
  • Alors pourquoi tu m’appelles en pleurnichant?

Le ton sec de Désirée déstabilisa Caleb qui balbutia face à la froideur de cette femme qu’il avait connu si chaleureuse.

  • Je ne sais pas, excuses moi.
  • Arrête de t’apitoyer sur ton sort veux-tu, et explique-moi ce qui se passe. Dis-moi comment je peux t’aider.
  • Je n’ai plus le goût d’avancer. A chaque minute qui passe, je me dis qu’il n’y a peut-être rien pour moi au bout du voyage.
  • Ce n’est pas nouveau ça, tu le sais depuis le premier jour, gamin. Depuis le début, tu poursuis trois mots lus au dos d’une carte postale. Ce n’est pas la certitude qui guide tes pas, c’est l’espoir.
  • L’espoir… Je ne sais plus ce que j’espère, Désirée.
  • C’est pourtant tout ce qu’il te reste. Ton optimisme. Je repose ma question, pourquoi est-ce que tu m’appelles ?
  • J'avais besoin de parler, de te parler.
  • Je suis là, et je t'écoute, gamin.

Caleb se tut, les lèvres scellées par l’ignorance.

  • Tu veux savoir ce que je pense ? reprit Désirée, apaisée et bienveillante.
  • Oui.
  • Je pense que la fatigue t'as fait perdre de vue ton objectif. Tu marches, mais sais-tu encore pourquoi tu marches, petit ?
  • Pour Ella. Je marche pour Ella.
  • Pourquoi ? Pourquoi pour elle plus que pour une autre ?
  • Parce que je l'aime.
  • Pourquoi ?
  • Arrête avec tes « pourquoi » ... supplia Caleb, essuyant son visage du revers de la manche.
  • Mets des mots dessus, Caleb. Ça sera infiniment plus facile d'avancer. Pourquoi tu l’aimes ?
  • Je ne sais pas. Je ne sais plus.
  • Creuse toi la tête, il y a deux jours tu me chantais ses louanges, tu peux faire mieux que ça. Allez, je t'écoute.
  • Je l'aime.... hésita Caleb, je l'aime parce qu'elle est belle dans sa façon d'être naïve.
  • Continue.
  • Je l'aime parce qu'elle est incassable, insaisissable.
  • Qu'est-ce que tu aimes chez elle, Caleb ?
  • Tout, Désirée, j'aime tout. Sa façon de bouder sous sa frange, ses humeurs vagabondes, la fraicheur dans son rire, la tendresse de son cœur, et le sel dans sa sueur. J'aime ses poils qui se hérissent quand je caresse sa peau, ses sourcils qui divaguent quand je la contrarie, le piment dans ses regards.
  • Tu es en colère contre elle ?
  • Non, bien sûr que non. Je suis en colère contre moi.
  • Pourquoi ? Promis, c’est le dernier.
  • Parce que j’ai fissuré l’incassable et que je n’ai pas pu colmater la brèche.
  • Alors trace ta route, fonce et va la colmater cette fichue brèche. Tu le regretteras si tu abandonnes. Qu’est-ce que t’en penses ?
  • Tu as raison, Désirée.

Désirée laissa quelques secondes s’envoler, le temps pour ses paroles de s’imprégner dans l’esprit de Caleb. Elle avait semé ses graines et attendait patiemment qu’elles germent dans son cœur avec l’espoir de lui faire entendre déraison. Charmée par cette quête d’adoration sans queue ni tête, Désirée s’improvisait en Vénus moderne, sentinelle de l’amour, allant à l’encontre de tout bon sens.

  • Tu te sens mieux, petit ?

Caleb regarda autour de lui. L’espace d'un instant, il avait oublié le bord glacé de la route, la mauvaise rencontre avec le gérant de supérette, ou le sale coup de Marcel et d’Estéban. Il fut surpris de sa réponse :

  • Oui, étrangement. Tu m’as remis les idées en place.
  • J’en suis ravie.
  • Je vais te laisser, merci. Je t’adore, Désirée.
  • Je t’adore, petit. Bonne route.

Désirée reposa son téléphone sur la petite table basse. Elle se dirigea vers le bar et se resservit un troisième verre de whisky, agrémenté de glace. Les bras grands ouverts de son fauteuil en cuir l’accueillirent pour une énième étreinte. Ses yeux ne quittaient plus les visages sur le mur, et lorsque le liquide rencontrait ses lèvres, celles-ci souriaient toujours.

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