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La virginité occupe une place essentielle dans les mariages traditionnels. Elle symbolise la chasteté de la fille et sa conduite exemplaire, tout en offrant au jeune homme l’occasion de démontrer sa masculinité et sa capacité à assumer sa vie sexuelle.
L’hymen revêtait une importance capitale aux yeux des Kabyles, bien au-delà de la simple vertu. Il représentait la pureté et la moralité d’une jeune fille, tout en permettant au futur marié de prouver sa virilité et sa capacité à fonder une famille.
Cependant, cette quête parfois inatteignable de la virginité pouvait engendrer des situations sociales d’une complexité déconcertante, parfois tragiques, au sein des familles kabyles. L’honneur de la famille, souvent lié à l’intégrité de l’hymen, était parfois mis en jeu, et ce sont souvent les femmes innocentes qui en payaient le prix.
Par ailleurs, en plus de cette hantise de perdre sa virginité avant le mariage, il arrivait parfois, pour diverses raisons, d’ordre physiologique ou psychologique, que la défloration «licite» se révèle difficile lors de la nuit de noces. Cette réalité engendrait des situations sociales complexes, voire dramatiques, au sein de la famille.
Voici l’histoire poignante d’un de mes cousins, un exemple éclairant qui jette une lumière crue sur ces enjeux.
* * *
Au milieu des années 1990, mon oncle décida de marier son fils. Au départ, il envisageait de le marier avec sa propre cousine. Mais, pour des raisons religieuses, il n’était pas possible de conclure l’alliance. Les deux cousins étaient assimilés à des frères et sœurs aux yeux de la religion, en raison de leur allaitement au même sein pendant leur petite enfance.
C’est pourquoi la famille décida de choisir une autre jeune fille en dehors du village. Ils dénichèrent la perle rare par le biais des connaissances. Les futurs mariés se retrouvaient donc réunis sans leur consentement préalable. Ils ne se connaissaient pas et ne s’étaient jamais vus. Ils n’avaient jamais eu de contact, que ce soit par message, téléphone ou tout autre moyen de communication. Cette tradition kabyle de marier des couples sans leur accord préalable était profondément ancrée dans la culture de la région.
Conformément à la coutume, une fois la demande en mariage formulée et acceptée, la famille du garçon se rendait régulièrement chez la belle-famille, un rituel essentiel pour sceller cette alliance sacrée. Ces visites avaient une signification profonde, car elles témoignaient de la volonté d’établir des liens solides et harmonieux entre les deux familles.
Ces moments étaient l’occasion de renforcer les liens entre les deux familles et de symboliser l’union des futurs époux. C’est dans ce contexte que la famille de mon cousin rendait visite à la belle-famille à chaque heureuse occasion, apportant avec elle des présents soigneusement choisis pour la future mariée.
C’est mon propre père qui assurait le transport à l’époque grâce à son spacieux et puissant fourgon. Ce véhicule était devenu un symbole de générosité et de partage, utilisé pour acheminer des cadeaux qui concrétisaient l’engagement et la promesse de la famille du futur marié envers la belle-famille.
Le moment clé, celui où les futurs mariés auraient enfin l’opportunité de se voir avant le mariage, se dessina un jour, au lendemain de l’Aïd. Le cousin nourrissait un désir ardent de rencontrer sa fiancée au moins une fois avant le grand jour. Il imagina un subterfuge habile et trouva un prétexte ingénieux pour réaliser son souhait. Un jour, juste après la fête du sacrifice, la famille demanda à mon père de les conduire jusqu’au village de la belle-famille.
Le cousin précisa que si jamais mon père ne voulait pas se déplacer lui-même, il n’avait qu’à prêter son véhicule pour cette excursion spéciale. Le jeune homme, titulaire d’un permis de conduire, s’est porté volontaire pour être le chauffeur. Mon père, homme perspicace, comprenant les intentions de son neveu, accepta sa proposition avec un sourire complice.
La voiture se mit en route, emportant avec elle les espoirs et les rêves de deux âmes sur le point de s’unir pour la vie. Chez la belle-famille, ce fut la «fiancée» elle-même qui se chargea de servir le café, dans une atmosphère chargée d’émotions contenues. Cette rencontre furtive, bien que brève, était précieuse pour les futurs mariés, car elle leur permettait de se voir, de se sourire et de ressentir ce lien naissant avant le mariage officiel.
Le jour de la cérémonie de mariage, toute la famille, proche ou éloignée, fut invitée à célébrer l’événement. Le village de Tiaouinine en entier se joignit aux festivités, pour manifester son soutien et sa chaleur humaine, créant ainsi une ambiance de fête qui imprégnait tous les coins et recoins de la localité. La célébration s’étendit sur trois journées et deux nuits consécutives, offrant ainsi un marathon de réjouissances, une occasion pour chacun de partager sa joie et son bonheur.
Un veau fut sacrifié pour inonder les repas servis à tous les convives d’une viande délicieuse, symbole de l’abondance et de l’hospitalité. Le banquet était somptueux et le festin délicieux, une démonstration de l’hospitalité kabyle devenue la marque de fabrique de cette cérémonie.
Des tambourinaires traditionnels, avec leurs instruments ancestraux, égayèrent l’atmosphère avec leurs rythmes envoûtants et leurs mélodies festives, incitant les invités à se joindre aux danses et à libérer leur joie intérieure.
Même les personnes les plus timides et les plus hésitantes, celles qui évitaient généralement le devant de la scène, furent emportées par l’ambiance festive et laissèrent finalement leurs pieds esquisser des pas de danse. Les conservateurs les plus rigoureux et les plus réservés s’étaient retrouvés à danser avec entrain. Ce jour-là, les inhibitions semblaient s’envoler, laissant place à la spontanéité et à la gaieté.
* * *
Au lendemain des festivités, un silence pesant enveloppa la maison de mon cousin. Les cœurs étaient lourds d’inquiétude. Il s’était passé quelque chose qui avait bouleversé les attentes de tous. Mon cousin n’avait pas pu consommer son mariage. Il n’avait pas réussi à déflorer sa femme lors de la fatidique nuit de noces. Cette situation avait créé une atmosphère d’embarras et d’affolement au sein de la famille.
Le jeune homme, malgré sa joie d’être marié, n’avait pas réussi à franchir le seuil de l’intimité lors de la «nuit de l’entrée». Nonobstant sa fierté apparente, il se sentit submergé par une profonde honte face à son incapacité à démontrer sa virilité. La pression sociale et les attentes familiales étaient écrasantes, et il ne savait comment faire face à la situation.
Plutôt que de confronter les membres de sa famille, il choisit de s’éclipser, de fuir cette réalité déconcertante qui le tourmentait. Il choisit de s’éloigner temporairement plutôt que d’affronter cette conjoncture troublante. Cette atmosphère tendue et gênante planait comme un nuage sombre obscurcissant les célébrations.
De son côté, la nouvelle mariée était profondément inquiète à l’idée d’épouser un mari qu’elle croyait «infirme». Elle versa des larmes abondantes sur son mariage malheureux. La femme, qui avait rêvé d’une nuit de noces magique, était maintenant déconcertée et déçue, se demandant comment réagir face à cette tournure inattendue des événements.
La mère du jeune marié était également accablée par la tristesse. Elle était convaincue que des «ennemis» avaient jeté un sort pour « empêcher son fils de compléter sa joie ». Elle se mit en quête d’un moyen de rompre cet enchantement. Elle ressentait le poids de la culpabilité, se demandant si elle aurait dû faire quelque chose de plus pour protéger son fils de cette étrange «malédiction» qui pesait sur lui.
De l’autre côté, la mère de la mariée craignait que sa fille soit répudiée, accusée de ne pas être vierge. Une telle accusation aurait été un déshonneur pour la famille, d’autant plus qu’elle avait une dizaine d’autres filles à marier.
La pression sociale était énorme et la honte potentielle écrasante, et la belle-mère était déterminée à trouver une solution à ce dilemme qui menaçait la réputation de sa famille.
Cette situation dramatique perdura pendant près d’un mois, une éternité marquée par l’incertitude, l’attente et l’espoir. Chaque jour apportait son lot d’interrogations. Chacun se demandait comment l’épreuve allait se terminer, espérant que la résolution viendrait apaiser les âmes tourmentées.
Pour résoudre ce dilemme, des conseillers avisés recommandèrent au marié de consommer quelque chose d’inhabituel : des crabes. Cette idée, bien que déconcertante et dégoûtante, semblait être le seul recours possible pour lever la malédiction qui pesait sur son mariage.
Cependant, la tâche ne fut pas aisée. En cette période estivale, il était difficile de trouver des crabes, car les sources d’eau étaient presque taries. Le pauvre cousin se lança dans une quête ardue et désespérée à travers la campagne, parcourant les cours d’eau et les sources du village, à la recherche de ces fameuses bestioles, mais en vain.
En milieu de journée, on le voyait fouiller sans relâche dans les diverses «timedwin», explorant chaque mare de la rivière de Tassift. Il sonda l’étang d’Aguelmim, et remonta les différents cours d’eau, mais malheureusement, sans succès. Malgré ses efforts acharnés, il n’avait pas réussi à trouver ce qu’il cherchait. Les heures se sont transformées en jours, et le désespoir semblait s’installer. L’obsession de trouver ces crabes le consumait, car il savait que le sort de son mariage en dépendait.
Après de longues et épuisantes recherches, en ces journées les plus chaudes de l’année, avec tant de persévérance et de résolution, mon cousin avait finalement réussi à trouver un précieux spécimen au bord du ruisseau d’Ighzer Oughilas. Cette découverte fut accueillie avec un élan de soulagement et de grande satisfaction.
Le cousin alluma un feu avec des branches d’olivier sèches et fit cuir la pauvre créature vivante. Une fois cuite, elle s’avéra difficile à manger, peu appétissante et dépourvue de chair. Malgré tout, le cousin croqua cette immonde bestiole à pleines dents, résistant à la nausée qui menaçait de l’envahir. Le goût amer et désagréable envahit sa bouche, mais il tint bon. Il savait que c’était un sacrifice à faire pour lever le maléfice qui avait plongé son mariage dans l’incertitude. C’est ainsi qu’il prit son remède.
Le lendemain matin, alors que les premières lueurs de l’aube éclairaient le village, la mère du cousin appela la mienne, son visage rayonnant de bonheur, et son regard brillait d’une lueur d’espoir retrouvé. D’une voix empreinte de joie et les yeux pétillants d’excitation, la vieille femme chargea ma mère de demander à mon père de leur prêter son précieux fusil de chasse.
Cette demande mystérieuse avait éveillé la curiosité de tous les membres de la famille, qui s’étaient habitués à la morosité qui régnait depuis le mariage.
Le village entier avait été alerté par la déflagration des coups de feu qui avaient retenti soudainement, comme des éclats de joie dans le calme matinal. Les youyous joyeux des femmes du village ne tardèrent pas à suivre, et bientôt, la maisonnée fut inondée de l’effervescence d’une célébration naissante.
En ce jour mémorable, les voisines affluèrent pour partager la joie de la famille, se joignant à la fête avec une sincérité chaleureuse. De délicieux beignets d’«ahdour» délicatement préparés furent servis à l’assemblée, accompagnés de discussions animées et de rires sincères. C’était une fête marquée par la réjouissance et l’unité, où les soucis et les inquiétudes furent temporairement oubliés.
C’était une fête improvisée, une explosion de joie et de bonheur qui contrastait avec les jours sombres qui l’avaient précédée. La pièce maîtresse qui attirait l’attention était un drap taché de sang, devenu le symbole de la résolution d’un problème complexe qui avait tourmenté le mariage du cousin. En exhibant fièrement ce tissu souillé, la famille exprimait au monde entier que l’enchantement qui avait frappé le mariage était désormais levé, et la vie conjugale pouvait finalement reprendre son cours.

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