Chapitre 2 : feu rouge & rouge à lèvre
Lucien inséra la clé et mit le contact. « Tu joues avec le feu mon vieux ! Tu t’es vu ? Petit revendeur de toile miteux ! Arnaquer ton ex parce que ta petite fierté est égratignée ? » marmonna-t-il. Le moteur démarra en sursaut avant de se caler sur un ronronnement léger. Il prit une grande inspiration.
« Aux oubliettes l’arnaque, je vaux mieux que ça. » déclara-t-il pour se redonner du courage. Il n’y croyait qu’à moitié, mais avec un peu de chance, il s’en sortirait comme il l’avait toujours fait.
Lucien s’engagea dans la rue voisine et tint fermement ses mains sur le volant usé. Quelle arnaque pouvait-il espérer ? Ça le turlupinait faut dire. Un prix démesuré ? Il n’était pas convaincu. Une fausse toile ? Il fallait quelque chose de plus fin. « Allez oublie ça ! ».
Sur la route, un panneau blanc en hauteur attira son attention. Il y avait inscrit dessus en rouge : « NON AUX FAX ! ». Il jeta un œil nerveux dans son rétroviseur intérieur. Personne. Il remit les yeux sur la route. Une impression désagréable lui collait à la peau comme si était gravé sur son front : « Je suis un Fax, tuez-moi ! ». Il passa une main dans ses cheveux. Ce n’était pas si loin de la réalité après tout.
Le feu devant lui à une vingtaine de mètres passa en orange. Le pied du jeune homme appuya doucement sur le frein. Malgré sa nervosité, il avait appris à rester calme en surface. On aurait pu le prendre pour un type renfermé mais sans histoire, sans importance. Un gars nerveux pour un rien. Or, il y avait de quoi être tendu.
Le véhicule s’arrêta en douceur devant le feu rouge. À quelques mètres de là, un vieil homme et une fillette se tenaient sur le bas-côté. L’enfant pointa du doigt le bonhomme qui tournait au vert en face de la route. Elle sautillait joyeusement en attendant l’accord du vieillard pour s’engager. Celui-ci sourit puis hocha la tête. Ils traversèrent.
Lucien tapota mécaniquement ses doigts sur le volant. Ses yeux tombèrent sur le siège passager où avait l’habitude de s’asseoir son père. Il se mordit la lèvre et retourna son attention vers le feu toujours rouge. Son père était mort d’une crise cardiaque à cinquante-et-un ans. « Un demi-siècle, t’es vieux ! » l’avait nargué Lucien quelques jours avant le drame. Maintenant qu’il y repensait, le souvenir lui arracha une larme qui roula le long de sa joue. Il renifla en serrant ses mains sur le volant. Le feu tourna au vert. Il lâcha l’embrayage souplement et reprit la route.
Les mains d’Edith encadraient le lavabo des toilettes communes, une pochette rose sur le rebord. La pièce sentait les produits chimiques. Penchée en avant, tête baissée, elle se mordait la lèvre. L’odeur l’incommodait. « Peut-être que j’ai mes règles… » pensa-t-elle. Elle se frotta le nez, soucieuse. Le sourire béant de la trousse fourre-tout montrait l’importante quantité d’objets. Gel hydroalcoolique, serviettes hygiéniques, pansements, désinfectant, coupe ongle et même le rouge à lèvre qu’elle ne touchait jamais. Cependant, un médicament manquait à l’appel. « Oh non ! J’ai encore oublié… »
« Oublié quoi ? » fit une voix derrière elle.
Elle se retourna vivement et fit tomber sa pochette. Le contenu s’étala sur le sol humide.
« Oh pardon ! Je ne voulais pas t’effrayer ! » C’était une collègue, Lucie. Elle aurait pu être jolie si son épaisse couche de maquillage ne trahissait pas un besoin de se cacher.
Le rouge à lèvre roula sur le carrelage et trouva refuge entre les escarpins noirs de la femme en tailleur. À croire que l’objet se sentait dans le besoin d’aller vers une propriétaire qui lui accorderait plus d’importance.
Avec un temps de retard, Edith se précipita pour ramasser ses affaires qui prenaient déjà l’eau.
« Non c’est moi… J’étais dans la lune. Oh laisse, regarde, tout est remballé ! »
Lucie acquiesça et ouvrit le robinet à côté d’Edith. Elle se lava les mains. Edith se redressa, le rouge à lèvre dans la main droite, la trousse dans l’autre.
« Tu avais oublié quelque chose d’important ? » lança Lucie.
« En fait, j’ai oublié d’acheter de la nourriture pour mon nouveau chat ». Ce n’était pas faux même si ce n’était pas à quoi elle pensait.
« Oh le pauvre. Tu trouveras un moment ? »
« Bien sûr. On ferait mieux d’y retourner. »
Lucie sourit en voyant le rouge à lèvre. « Wow la couleur est jolie ! Tu l’as acheté où ? »
« Euh… J’en ai aucune idée, on me l’a offert. »
« Oh d’accord. » Lucie remarqua la gaffe. Edith n’était pas du genre à se maquiller, et même si elle en avait l’intention, sa dextérité était réputée pour être limité. « Tu as raison ! Au boulot ! »
Edith lui emboîta le pas sans un mot et rangea furieusement l’objet dans la pochette humide, son amertume avec. Elle fit rapidement le calcul. Ce n’était décidément pas les menstruations le centre de son souci. C’était bien les pilules qui supprimaient les effets de son anomalie.
Elles arrivèrent dans le large open space. Les talons de Lucie lui martelaient l’oreille. Sans le médicament, elle avait sur le dos les voix de tous les reflets environnants en plus du brouhaha. Elle avait sûrement dû oublier de prendre sa dose matinale.
Edith s’assit à son bureau les jambes croisées. Son dos droit qui touchait à peine le dossier de sa chaise trahissait sa raideur. « Allez, je peux tenir encore un peu. » Elle feuilletait des documents administratifs d’une main nerveuse pour se donner une contenance.
Sa collègue, Lucie, lui lança un regard interrogatif. D’un geste de la main, Edith lui répondit que tout allait bien. Elle força un sourire pour accentuer son affirmation. Lucie n’insista pas.
Edith accentua sa posture tendue lorsqu’un collègue accompagné de son reflet passa près de son bureau. Elle se figea, le regard dans le vague. La voix fatiguée du reflet, qu’elle seule pouvait entendre, grinçait des propos incompréhensibles. Puis à mesure que le collègue s’éloignait, le son du reflet s’atténua.
« Oh non… pitié… pas ça… ». Elle frotta ses yeux au bord de la lamentation.
« Tu pourrais vérifier le dossier sur l’affaire de l’exposition universelle de peinture s’il-te plait ? Ah et tu as du courrier. Hey ça ne va pas ? »
Edith sursauta. C’était encore Lucie, sa collègue, une pile de feuille entre les bras.
« Allez dis-moi, c’est ton nouveau chat ? Il est malade ? » reprit-elle en prenant place en face d’Edith, le dossier sur ses genoux. « Tu es toute pâle ! Ce n’est pas grave j’espère ? Si c’est à cause de la tasse que tu as cassé tout à l’heure, elle était moche de toute manière. Tu devrais tout de même penser à prendre des gobelets. »
Edith remarqua tout de suite les protestations du reflet de sa collègue : « hey qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu lui parles ? Retourne travailler ! » Elle tenta de l’ignorer et se focalisa plutôt sur les faux cils de Lucie. Ils semblaient produire un vent prodigieux à chaque battement.
« Euh… oui ? C’est le chat. » Edith ne savait pas mentir.
Lucie roula des yeux. Elle se pencha en avant, les boutons de sa chemise blanche usant de toute leur résistance pour garder les deux pans du vêtement fermés. Edith était aussi tendue que les boutons de sa collègue. Une goutte de sueur roula sur son front.
« Bon. Tu ne vas rien me dire comme d’habitude mais si tu as besoin, je suis là. » Elle pointa son bureau quelques mètres plus loin. « Oublie pas le dossier de l’expo universelle et ton courrier. » Elle soulagea ses genoux de la pile en posant le tout sur le bureau dérangé d’Edith.
« Merci Lucie. »
Après un regard compatissant, elle retourna à son poste de travail.
Edith soupira. Ses mains tremblaient. La pendule accrochée au-dessus de la machine à café indiquait huit heures trente. « Il me reste trente minutes avant ma pause. » Sa tête commençait à tourner. « Pourquoi je n’en ai pas dans mon sac ? Je devrais y penser… ». Elle se tapota la tête pour faire taire le bourdonnement de murmures qui l’empêchait de réfléchir normalement. En vain.
Elle repoussa le dossier qu’avait posé Lucie sous son nez et prit à la place l’enveloppe. « Qui peut bien m’écrire ? » Expéditeur inconnu, bizarre. Edith ignora les chuchotis des reflets de ses collègues et ouvrit le courrier.
« Bonjour Madame Boran,
Vous êtes conviée à un entretien cette après-midi à 13h au bâtiment C.
Aucun retard ne sera toléré. Ce rendez-vous est strictement confidentiel.
Bonne matinée. »
« Bâtiment des archives ? Et sans signature ? Le ton est ferme. Je n’ai pas le choix ? Il faut que j’y aille ? »
Elle jeta un œil à l’horloge. Huit heures trente-deux. Edith ne pouvait pas travailler sans avoir les idées claires et encore moins affronter le rendez-vous de l’après-midi. Il lui fallait ses pilules oubliées chez elle.
« Si je cours vite… » espéra-t-elle en faisant une moue malheureuse. Le bruit de la pluie qui fouettait les fenêtres de la pièce la décomposa un peu plus. « Merde quoi. » conclut-elle en bougeant la souris de son ordinateur pour le faire sortir du mode veille.
La pluie avait surpris Lucien au volant. Il n’avait pas pris de parapluie, seule sa veste d’hiver le protégerait du déluge qu’il tentait de combattre à l’aide de ses essuie-glaces. Il n’y voyait pas grand-chose. « Y’a pas idée de pleuvoir comme ça… » marmonna-t-il en s’engageant dans un parking sur sa droite. Le supermarché qui trônait derrière l’amas de véhicules garés devant, lui lançait un œil narquois. Lucien avait décroché son poste après un entretien expéditif : le gérant du magasin avait besoin d’employés, Lucien, lui, besoin d’un travail, le calcul avait été rapide.
Ses journées se résumaient à ranger les produits au bon endroit, à préparer des commandes en serpentant dans les rayons et manger dans sa voiture, le même sandwich tous les jours préparé par le boulanger du supermarché. Lucien avait besoin d’argent, cela lui convenait. Il avait sa routine.
Le jeune homme gara sa voiture entre un van douteux et une petite voiture bien entretenue. Avec un peu de chance, il ferait tampon entre les deux. Lucien passa une main dans ses cheveux en vérifiant son niveau de carburant. « Il va falloir que je fasse le plein. » déclara-t-il en jugeant le peu qui lui restait. Il mit alors sa capuche, referma étroitement son manteau brun et sortit en claquant sa porte du véhicule derrière lui.
Le supermarché était le dernier endroit où la PRP, la Police des Reflets Personnels pour faire long, vérifiait l’identité des personnes. « Contrôle de reflets ! » qu’ils annonçaient haut et fort en brandissant leur badge faisant autorité, mais pas ici. Très peu de personnes pouvaient voir les reflets des autres. Et dès que ces personnes étaient recensées, elles n’avaient pas d’autre choix que de faire carrière dans le PRP. Si Lucien se faisait contrôler par cette police, il risquait gros. Son anomalie était flagrante : il possédait le même reflet que son apparence physique. Lucien évitait toute embrouille en se planquant des autorités par sa conduite exemplaire.
Il arriva enfin haletant devant les portes transparentes du magasin. Le jeune homme n’avait jamais été endurant, son souffle était saccadé par sa course. Trempé, il croisa un court instant son propre reflet dans la vitrine avant qu’elle ne s’ouvre automatiquement. Il avança rigide comme un râteau vers son casier personnel où reposait son tablier vert sapin et son badge sur lequel était noté « M. Lucien Saguier ».
Il y trouva un mot gribouillé rapidement plié en deux. Perplexe, il l’ouvrit. Ses doigts humides tâchaient le papier neuf.
« Je sais ce que tu es. »
Lucien se figea. L’encre était fraiche. Il avait été repéré.
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