Chapitre 4 : Promotion & bleu
Le sandwich fini, à peine eut-elle mis un pied dans le hall d’entrée de son travail qu’une armoire à glace la redirigea vers le bâtiment C des archives. Elle suivit docilement le vigile impassible.
Les bureaux étaient nettement plus modernes que ceux où Edith travaillait. Elle retint une moue indignée en dévisageant la file de portes blanches encastrées dans le couloir désert. L’armoire à glace la fit passer par plusieurs portiques de sécurité vitrés. Un vigile les suivait en retrait, prêt à bondir sur Edith au moindre faux pas. Tu parles d’une ambiance… La jeune femme ne broncha pas.
Edith fronça les sourcils. Elle se trouvait à l’évidence dans une partie confidentielle du bâtiment. Cela ne pouvait-être que la police secrète des reflets personnels, une branche confidentielle de la police. Sa gorge se serra, elle se mordit la lèvre. Manquerait plus que je sois embauchée comme espionne pour leur compte… J’ai rien à voir dans tout ça… Elle fourra le papier de sandwich dans une poubelle accrochée au mur blanc immaculé. La montagne de muscle à ses côtés glissa un regard vers elle, comme pour s’assurer qu’elle n’avait rien cassé. « C’est ici. » indiqua-t-il en désignant une porte identique aux autres dans le couloir.
Plusieurs hommes ainsi qu’une femme semblaient l’attendre. Pour faire bonne impression, Edith sourit à chacun d’eux. « Bonjour, pourquoi suis-je convoquée ? » fit-elle sans savoir où se mettre. On lui désigna une place. Elle s’assit entre un homme d’une quarantaine d’année et un autre plus âgé. Ses épaules étaient renfermées sur elle tandis que ses jambes étaient croisées pour donner un air sérieux et confiant qu’elle n’avait pas.
« Madame Boran, c’est bien cela ? » commença celui qui semblait mener la réunion.
« Tout à fait monsieur. »
« Jurez-vous garder le silence sur ce qu’il se dira en ces lieux ? » demanda-t-il en débouchant et rebouchant machinalement le stylo qu’il tenait dans sa main droite.
Edith l’identifia immédiatement. Le directeur du département de la PRP se tenait devant elle en chair et en os. Il ne mordait pas paraissait-il mais il était réputé pour n’accorder qu’un seul essai. La jeune femme retint un tremblement. Tout se jouait maintenant.
« Allons droit au but, nous avons peu de temps. »
Edith hocha la tête en le scrutant.
« Vous êtes ici pour une raison, vous savez laquelle. Votre… qualité d’Eban pourrait nous être précieuse. Monsieur Fournier, si vous voulez bien expliquer à Madame de quoi il en retourne. »
Un homme d’une trentaine d’années planta son regard dans celui de « Madame ». Le détail qui retint l’attention d’Edith était les oreilles proéminentes de l’individu qui ressemblaient fortement à celles d’un éléphant. Elle retint un pincement de lèvre.
« Comme vous savez, votre anomalie, entendre les reflets des autres, est utile à la police. »
« J’ai déjà passé les tests il y a deux ans et je n’étais pas apte à me servir de… mon anomalie. » répliqua Edith en fronçant les sourcils.
« Vous étiez parfaitement apte madame. C’est votre condition physique qui vous a fait défaut. »
Edith se retint de répliquer.
« Reprenons. Notre agent Eban formé pour une mission de reconnaissance n’est pas actuellement disponible. Vous êtes la seule autre Eban de notre département, nous vous proposons de le remplacer le temps qu’il se rétablisse. »
Une mouche aurait pu voler dans la salle, Edith ne s’en serait même pas aperçue. L’atmosphère pesait sur elle comme un couvercle. Le regard perçant du directeur acheva de fermer le mutisme dans lequel elle était coincée. Elle tenta une échappatoire.
« Que lui est-il arrivé ? »
« Vous posez la mauvaise question Madame Boran. » lança la femme en face d’elle.
La blonde aux yeux bleus en tailleur noir tout à fait ajusté à sa taille fine fixait Edith. Son chignon impeccable laissait cependant des mèches rebelles encadrer son visage ovale constellé de tâches de rousseurs.
L’homme aux grandes oreilles reprit ses explications.
« Les horaires du poste varient en fonction des missions, vous êtes disponible lorsqu’on vous le demande. Sur la question du salaire, c’est le double de ce que vous gagnez actuellement. »
Edith écarquilla les yeux. C’était beaucoup d’argent mit sur la table. Mais pouvaient-ils l’acheter de cette manière ? Elle savait que la police secrète agissait discrètement sans respecter les droits humains de ses cibles. La conscience d’avoir participé à des assassinats ou de la torture valait-elle le double de son salaire ?
Elle prit une inspiration puis croisa ses mains sur la table et se pencha en avant.
« Je ne suis pas formée pour ce genre de travail, commença-t-elle d’un ton hésitant. Je trie des dossiers, j’écris des rapports, je transmets des corrections à mes collègues mais je ne suis pas une agente de terrain. Si vous êtes prêts à me donner ce poste… »
Elle chercha ses mots en balayant les personnes de la salle des yeux.
« …c’est que vous êtes vraiment prêts à tout. Or, je ne peux m’engager à être à la hauteur de toutes vos attentes. »
« Poursuivez s’il vous plaît, fit la blonde en l’invitant d’un geste de main. D’après vous, quelles sont nos attentes ? »
Edith déglutit en tentant d’ancrer en vain son regard dans celui de la femme.
« Recueillir des informations fatales à des personnes, vous les transmettre, et de ma main, les condamner. »
Un sourire en coin habilla le visage de la blonde. Elle s’enfonça un peu plus dans son siège.
« Condamner les coupables n’est-ce pas juste ? »
« Avec tout mon respect Madame, je ne parle pas de justice, mais de conviction personnelle. »
« Vos convictions passent avant la sécurité nationale, je saisis fort bien. Souhaiteriez-vous ajouter autre chose ? » soupira-t-elle en lançant un regard déçu au directeur qui n’écoutait qu’à moitié, trop concentré à contempler les baies vitrées.
Edith encaissa le coup en se mordant la lèvre.
« Je n’ai pas vraiment le choix n’est-ce pas ? » Elle retira ses mains de la table.
Le directeur sourit et tourna sa tête vers elle.
« Oh vous avez le choix Madame. Soit vous nous aidez à arrêter des criminels et à sauver des vies, soit vous triez vos dossiers en respectant vos convictions personnelles. »
Edith garda le silence.
« Nous n’attendons pas une réponse immédiate, du moins pas jusqu’à lundi matin. » reprit le certain Fournier, l’homme aux grandes oreilles qui avait engagé le début de la discussion.
« Réfléchissez bien. » clôtura la blonde en se levant, suivie du reste des personnes. Elle ne dépassait pas le mètre cinquante-cinq.
Edith était glacée par sa présence. Elle se leva maladroitement et renversa sa chaise qu’elle s’empressa de remettre en place.
« Faites ce qui vous semble juste Madame. Mais rappelez-vous, cet échange est strictement confidentiel » sourit le directeur en l’invitant à sortir de la main.
« Très… très bien. »
Lucien guettait l’heure. La nuit tombait. Il ôta son tablier et ouvrit son casier. Le mot y était toujours. Il frissonna.
« Hey salut ! »
Lucien sursauta en claquant son casier de la paume de sa main. Il se retourna vivement.
« Ah c’est toi… » Il soupira. C’était la stagiaire. Comment déjà ? Ah, Juliette. Il se permit de la tutoyer car elle était bien plus jeune que lui.
Elle fronça les sourcils. « Tout va bien ? »
« Très bien. » Pourquoi il parlait avec elle déjà ? Il se frotta le front. « Si tu cherches le patron, il est sûrement dans son bureau à cette heure-ci. »
« À vrai dire… Je vous cherchais. »
Surpris, Lucien jeta un œil sur elle. Il avait un mauvais présentiment.
« Je t’écoute. » fit-il en réouvrant son casier en lui tournant le dos.
« Vous allez me trouver sotte mais… »
Il sortit du casier son manteau encore humide de l’averse de la matinée et l’échangea contre son tablier vert sapin.
« Je… Enfin… »
Il s’arrêta et se retourna pour la regarder. Qu’avait-elle ? Son visage enfantin prenait des couleurs d’une intensité remarquable. Il la fixa.
Elle lâcha le morceau : « Voulez-vous sortir avec moi ?! »
Comme frappé par la foudre, le cœur de Lucien s’arrêta. Avait-il bien entendu ? Impossible.
« Je te demande pardon ? »
Elle regardait le sol.
« Vous… Vous me plaisez »
Il n’en croyait pas ses oreilles. Cela ne faisait même pas huit heures qu’ils travaillaient dans la même entreprise. Il croyait bien à l’existence du coup de foudre, l’affaire avec Suzanne l’imposait, mais là, ça dépassait toute la conception du bon sens.
Elle s’avança, confondant le silence de Lucien avec une approbation niée. Sa main glissa dans celle du jeune homme interloqué. Elle allait trop loin et trop vite. Il n’avait pas le temps de réagir qu’elle se pressa contre lui. La tournure des évènements le déroutait. Il n’y comprenait rien.
Il se crut dans un cauchemar. Les yeux de la jeune fille lui flanquaient la trouille. Ils brillaient férocement. C’était complètement absurde ! Lui, un homme de vingt-huit ans se laisser faire par une gamine ? Malgré tout, il perdit tous ses moyens et se laissa plaquer contre le casier. La poigne de Juliette le clouait au mur.
« Embrasse-moi… » Sa bouche s’approchait dangereusement de celle de Lucien. Il tourna la tête à sa gauche pour s’éloigner d’elle.
« Je… Je suis navré mais… Mais ce n’est pas réciproque. Lâche-moi ! »
Le sourire qu’elle lui donna en réponse lui fit un électrochoc. Ce n’était pas Juliette.
C’était son reflet. Il prenait contrôle de son hôte.
Dans un élan de survie, il repoussa de toutes ses forces la créature. Celle-ci s’accrochait farouchement à lui. Ses ongles lacéraient déjà son cou.
« Lâche moi ! »
Il parvint à libérer sa main droite et la gifla. La tête de la jeune fille partit de côté et entraîna tout son corps. Ses talons glissèrent sur le carrelage et elle s’effondra par terre. Lucien resta pétrifié, toujours contre le casier, le souffle court. Elle ne bougeait pas.
Il s’agenouilla près d’elle en tremblant. Ses doigts trouvèrent son cou pour constater un pouls faible. La jeune fille remua enfin.
« Qu’est-ce-que… » commença-t-elle d’une voix pâteuse.
Avant qu’il n’ait pu faire un geste, elle ouvrit de grands yeux. Lucien était près d’elle, sa main sur son cou, le regard désespéré.
« Ce n’est pas ce que tu crois ! Tu as été- »
Elle se redressa et recula brutalement en poussant un gémissement de douleur. Dans sa chute, Juliette avait dû se fouler la cheville.
« Si vous dîtes une chose de plus, je crie ! »
Il acquiesça en se levant lentement.
Juliette fronça les sourcils. Sa main effleura sa joue qui prenait déjà une teinte violette. Lucien n’avait pas ménagé son coup. Des larmes coulaient sur sa joue meurtrie. Elle était terrorisée.
Il était complètement sonné. Le regret rongeait déjà son cœur.
Un instant plus tard, elle le fuyait en claudiquant vers la sortie, ses talons claquants contre le carrelage.
Désemparé, Lucien cligna des yeux.
« Qu’est-ce que j’ai fait ? »
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