Au milieu de ce monde dévasté, de ces plaines d'ardoises coupantes, luisant d'un noir funèbre, l'homme marchait à grand pas. Ses hautes bottes, qu'on eut crue tout droit sortie d'un clot médiéval, soulevaient une légère poussière minérale, vestige des pierres qu'elles écrasaient aveuglement. Ce léger crissement du cuir contre la pierre était le seul bruit. Tout était silence. Partout autour, il n'y avait qu'une infinité de ce décor gris et uniforme : un sol d'ardoises pointant leurs arrêtes acérées vers le ciel saturé de nuages noirs. A perte de vue, s'étalait cette désolation. Une plaine uniforme de pierres affamées, de déchiqueteuse silencieuse. Le paysage n'était que dévastation et solitude. Un décor de fin du monde. Un tombeau.

La monotonie de cet univers était à briser l'esprit de n'importe quel homme. Cependant, le marcheur ne semblait pas en souffrir. Il continuait sa route, connue de lui seul, implacable et inflexible. Si un autre être eut été là, il n'aurait pu distinguer ses traits. En effet, l'homme ne prenait pas la peine de forger son visage. Ils ne se stabilisaient pas. On les voyait comme dans un rêve. Chaque forme se succédant une autre d'une façon chaotique, sa face était brouillée. Seul ressortait deux trous absolus. On eut dit que les mouvements chaotiques de son visage convergeait vers ces pupilles énormes qui avalaient ainsi tous son visage. Ceux-ci étaient braqués tels des fanaux sur l'horizon comme une promesse à celui-ci de le battre à travers le désert de roches.

Ce visage onirique contrastait avec ses vêtements, eux bien fixés. Chaque pli était précisé au millimètre. Ils semblaient plus que réels. D'un bleu impérieux, sa tunique recouvrait soigneusement un corps que l'on devinait mince et puissant. Ses longues et souples enjambées brassaient un pantalon du même azur profond que le reste de sa vêture. Sa longue cape flottait à sa suite, telle une appendice de son corps ayant une autonomie propre, majestueuse et contribuait à l'impression de solitude de l'homme dans ce monde absolument plat. Cependant, la détermination se lisait dans ses gestes, dans son pas.

Il marcha ainsi plusieurs heures, à moins que ce soit plusieurs jours : le temps ne s'écoulait pas dans ce monde normalement. Chaque seconde semblait être une éternité, chaque heure un séjour au purgatoire. Tout était figé. Seul le battement régulier des bottes marquaient une dimension de temps.

Enfin, l'homme atteint le seul édifice de ces plaines désolées, objectif de sa longue marche. De loin, on eut dit un arc de triomphe tant sa hauteur, certes modeste, contrastait avec les champs schisteux qui s'étendaient à l'infini, plats et monotones. L'être ne sembla pas s'en émouvoir. Il franchit les derniers mètres du même pas régulier qu'il avait adopté de le reste du temps. Lorsqu'il arriva devant l'arche, il posa sa main droite, gantée d'obscurité, sur les rainures du pilier. Malgré l'apparente uniformité de la pierre qui le composait, l'arcade était en réalité un complexe réseau de tiges lapilleuses entremêlées. On eut cru à un travail d'orfèvres.

Cependant, au bout de quelques secondes, un léger ruban de matière argentée dévala de ses mains et parcourut les sillons de la voûte. Il était curieusement luminescent. Sa couleur était indéfinissable. Il semblait être fait de la même matière diaphane que son visage. Au contact de la vapeur opalescente, le rocher sembla s'animer, prendre vie. Chaque recoin était désormais illuminé par la fumée. Les branches frissonèrent, les feuilles claquèrent au gré d'un vent imaginaire. Néanmoins, l'arbre garda ses teintes rocailleuses.

Il semblait être d'une espèce totalement différente que celles que nous pouvons trouver sur Terre. Ses feuilles ressemblaient à des plumes d'écrivain, fines et aiguisés, tellement symétriques qu'elles en devenaient contre-nature, mortelles. La forme épurée de ces sentinelles étaient parfaites. Celles-ci entouraient des branches noueuses et tordues, comme de vieilles articulations, rongées par l'arthrose. Le contraste entre la fraicheur métallisée des feuilles et l'âge grisâtre des troncs était frappant. C'était ces branchages qui formaient l'arcade vivante, millénaire.

L'individu brumeux ouvrit ce qui sembla être une bouche, qui n'était qu'un trou plus sombre que le reste de sa face. Il la remua en silence. Seulement quelques secondes plus tard, un son se fit entendre dans ce monde mutique, brisant ainsi le silence plombé : « i͂kā » dit la voix doucement. La matière frissonna à l'entente de ces sons. Sous l'impulsion du liquide d'argent, les branches entreprirent une étrange danse. On eut dit qu'elles tournaient autour de l'arc.

Soudainement, dans le même silence qui accompagnait chaque mouvement dans ces champs schisteux, quelque chose apparut au coeur du demi-cercle, quelque chose d'infinement noir, d'infiniment profond, d'infini. Le tronc ploya légèrement. L'homme retira sa main, qui semblait avoir elle-même perdue de la matière : fuitant encore d'entre ses doigts quelques gouttes du fluide d'argent tombèrent au sol et disparurent entre les ardoises. Il n'y fit pas attention. Il s'approchait de la porte, fit un pas vers le centre de l'arbre. Il tendit son bras gauche, comme pour sonder le vide. L'arbre bruissa une dernière fois, tandis que le bras de l'être était aspiré. On eut dit qu'il se tendait indéfiniment à travers la porte. L'homme eut un sourire étrange et disparut. Il ne resta plus personne. La plante reprit son état monolithique, et le monde reprit son absence de vie. Le travail était fait, le gardien était passé.