2.

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Qui peut dire où est le bien, où est le mal ? Qui peut juger, sur des faits que n'importe qui peut commettre ? Et si c'était un crime ? Oui. Un crime. Qui peut jeter la première pierre ? La buée se forme sur mon miroir, des gouttelettes perlent déjà sur la surface argentée. Mon reflet est flou, dissimulé par la brume.

Je pourrais aussi dire que je n'y vais pas. Je déteste toutes ces conventions. Faire semblant d'être heureux, de vouloir ce que tout le monde veut : une vie calme et à l'abri de tous les tourments de l'aventure... A l'abri de toute tempête. De ce qui peut faire du bien, ou qui fait mal. De ce qui rend vivant.

Bientôt cinq ans que j'ai subi ma première piqûre anesthésiante. Une bonne grosse piqûre qui a coûté la petite bagatelle d'une centaine de milliers d'euros, accompagnée de tout ce qui va avec : endettement sur trente ans, commencement d'un chantier dans lequel je n'y connaissais absolument rien, et avec ça, la promesse de rentrer tous les soirs chez soi en se persuadant qu'on est heureux de retrouver toujours les mêmes habitudes. De s'embrasser en rentrant du boulot, d'échanger sur les merdes de la journée, de s'abrutir devant une série sans queue ni tête, et de ronfler sur le canapé en guise d'aboutissement d'une journée qui ressemble trait pour trait à celle de la veille.

Je me fais chier. J'aurais dû m'en douter, au moment même où cette connasse de commerciale m'a piquée au vif avec son discours tout fait sur le bonheur de créer son chez-soi, de construire son petit nid d'amour. De me demander si je préférais du parpaing ou de la brique, si je souhaitais deux ou trois chambres. Eh bien oui, nous pourrions très bien décider de faire plusieurs enfants, après tout !

Oh. Des marmots. Des couches. Des nuits sans sommeil. Et sans sexe. Des "c'est à ton tour d'y aller", "t'as vérifié qu'il a fait ses devoirs", et "la maîtresse a appelé ce matin, il a la varicelle, il faut vite aller le récupérer sinon il va contaminer tout le monde". Bordel. Vraiment ? Est-ce vraiment pour tout ça que j'ai construit cette maison ?

Pour y abriter une ribambelle de gamins prêts à me rendre dingue, à me rendre la vie impossible, à m'interdire le moindre répit, sous prétexte que Maman, tu nous as promis des crêpes, ou Maman tu peux m'aider à réciter ma poésie pour demain ? Et là, c'est pas un endettement sur trente ans que je prendrais, mais un enfermement à vie. Une existence entière à se ronger les sangs pour des mioches qui finiront par te faire la gueule à la première occasion, qui te réclameront ton fric parce qu'ils n'auront pas su gérer le leur, qui continueront encore et toujours à compter sur toi et ta patience.

"Madame ? Pour l'isolation, vous préférez laine de roche ou du placo alvéolaire ? La deuxième solution est moins onéreuse, mais c'est à vous de voir..."

Va te faire foutre et ta laine de merde. Elle doit s'en douter parce que les expressions de mon visage me trahissent. Je voudrais bien me barrer mais Thomas reste là, à l'écouter religieusement. Je suis spectatrice de tout ce bordel et je me demande pourquoi je me suis embarquée là-dedans. Je ne suis pas capable de faire la différence entre l'un ou l'autre et franchement, je m'en contrefiche.

"Mais oui, ça ne doit sûrement pas trop vous parler, souvent on attribue le choix de la partie technique au conjoint vous savez !"

Elle sourit de sa blague pourrie. Je la fixe, interloquée. Connasse. Comment elle peut bien le savoir, je peux très bien être contremaître du bâtiment, et réagir de cette façon parce que je n'en ai littéralement rien à foutre après une dure journée de boulot. Elle vient de se griller, elle et sa vente.

Je me souviens encore de son sourire mielleux qui puait la commission si elle arrivait à nous faire signer son contrat. Et je me retrouve là, cinq ans plus tard, à nager dans un bonheur non dissimulé au milieu d'une salle de bains aux allures de hammam.

Je ferme le robinet de la baignoire. L'eau est bouillante. Parfait. Exactement ce qu'il me faut. Je me laisse glisser lentement dans la brume et l'eau qui me brûle les fesses au moment où elles se posent sur le fond du bassin. J'échappe un soupir d'aise. C'est sûrement bien le seul avantage de tout ce projet. Une baignoire. La promesse de longues heures à barboter dans une eau trop chaude et à poser ses problèmes sur le palier de la salle de bains.

Je ferme les yeux, savoure le moment. Je vais oublier, tout oublier. Plus rien n'existe autour de moi, pas même les jappements du chien qui vient de voir passer le facteur et qui doit sûrement être debout contre les carreaux de la fenêtre à cet instant précis. La voix de Thomas lui intime de se taire. Je me bouche les oreilles. Plus rien n'existe. Rien.

Je me laisse couler lentement, laisse l'eau atteindre mon cou, mon menton, ma bouche, pour finalement m'engloutir entièrement. Sous l'eau, je ne perçois plus qu'un vague bourdonnement et c'est très bien comme ça. Ici tout est calme. Serein. Mon esprit s'évade enfin, libéré des chaînes de la réalité.

Les images défilent sous mes paupières fermées. Un jardin zen, un massif de fleurs, une statue de Bouddha. Non, merde. Ca c'est le jardin de ma mère. Je recentre ma concentration sur d'autres visions. Qu'est-ce qui a bien pu me faire choisir cette vie plutôt qu'une autre ? Que se serait-il passé si... Si j'avais choisi un autre homme ? Si j'avais choisi d'autres bras, d'autres mains caressantes, d'autres lèvres ardentes... Si j'avais choisi un autre corps à serrer contre le mien, si j'avais troqué mes nuits paisibles contre des nuits de luxure délicieuses, si j'avais laissé d'autres doigts découvrir ma peau, et une autre langue me procurer d'immenses...

"Eh t'as bientôt fini ? On va être à la bourre !"

Je refais surface brusquement. Bordel. On peut pas être tranquille dans cette maison. Je jette un œil à mon portable. Oui. On va être en retard. Je me hisse hors de la baignoire à contrecœur, délaissant mes rêveries au profit d'une pendaison de crémaillère bien moins intéressante. J'enveloppe mon corps dans ma serviette, l'esprit encore bien échauffé par les images qui me sont parvenues. Je croise mon regard dans le miroir. Et si...

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