6.

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Tout mon corps se tend. Qu'est-ce que je fais ? Je ne parviens pas à y croire, cligne des yeux plusieurs fois, rafraîchis la page. Mais non, c'est bien son visage qui continue de s'afficher. Je vais exploser. Les questions se bousculent dans ma tête, se heurtent à des milliards de pensées astéroïdes. Si l'Univers cherche à m'envoyer un message, c'est réussi. Connard d'Univers.

Mais je pourrais aussi passer mon chemin, rester une fille intègre. Tourner définitivement la page sur lui, sur mon passé. Mettre au placard la jeune femme que j'ai été, ou plutôt la camée qui se shootait à ses messages, buvait ses paroles, se liquéfiait lorsque sa peau rentrait par inadvertance en contact avec la sienne. Je pourrais faire un gros doigt d'honneur à l'Univers et lui dire d'aller se faire foutre avec ses idées de merde. Je pourrais, ouais.

Ou alors... Je peux aussi. Cliquer.

La page de son profil s'affiche. Dans ma poitrine, mon palpitant vient de faire une envolée lyrique. Je retiens mon souffle, mon esprit entièrement happé par les mots qui s'inscrivent. Par son visage démoniaque qui semble transpercer l'écran. Et me transpercer, moi. Son regard est sûr, fier, droit, comme toujours. Il sait qui il est. Il sait pourquoi il est là. Et je vais tomber, une nouvelle fois.

Sa description est succincte, mais a le mérite d'être claire. Au menu, du sexe. Pas de relation amoureuse, il a déjà ce qu'il faut. Ouais. Et mon cul, c'est du poulet ? Est-ce qu'on a vraiment ce qu'il faut quand on s'inscrit sur ce site ?

Son regard me nargue et je reste prostrée sur cette fiche qui me sidère. Il est "prêt à tout". Ouvert à tous types de liaisons, courte ou longue durée. Bref, il est en manque. Bordel. Est-ce que c'est vraiment ce dont j'ai envie ? Je suis partagée entre deux réactions : il est ici peut-être pour les mêmes raisons que moi, donc nous pourrions très bien satisfaire ces besoins l'un avec l'autre, après tout. Mais ces mots... Me répugnent. Me dégoûtent.

Le visage de sa compagne se dessine dans mon esprit. Celui de Thomas aussi. Je me dégoûte. Et ce mec-là, avec un tel profil, me dégoûte de la même façon. Je suis prise d'une soudaine nausée. Il faut que je ferme ce truc. Je peux pas supporter ça. C'était n'importe quoi. Je m'empresse de revenir en arrière, d'éteindre les nouvelles notifications, de fermer cette appli diabolique.

Je jette le téléphone sur le coussin à l'opposé du canapé. Le regarde avec défiance. Enfoiré. Enfoiré de merde. Univers de merde. Je tente de calmer mon rythme cardiaque qui s'est emballé. Il faut que j'oublie tout ça. Il faut que j'avance. Je ne peux pas me résoudre à faire ce genre de... trucs. Je ne suis pas une machine à baiser. Je ne suis pas un sex toy humain. Et bien que ma vie soit bien merdique en ce moment, je ne peux pas m'abaisser à faire ça. Non.

Je préfère encore mater des émissions de merde pendant un petit moment. Jusqu'à ce que j'implose. Parce que ça arrivera. Ou alors, je me plierai aux exigences de la société et je deviendrai la poule pondeuse que le monde attend que je sois, en bonne femme bien éduquée, et j'afficherai le même sourire niais que les autres à la kermesse de l'école. Beurk. Une nouvelle vague nauséeuse m'envahit.

Il est temps d'oublier tout ça. Je reprends la télécommande, zappe jusqu'à tomber sur un bêtisier. Une valeur sûre quand on s'emmerde. Et puis celui-ci est entièrement consacré aux chats, ces bêtes ingrates qui ne se manifestent que pour manger et exiger des caresses. Pas trop mal comme programme pour ramollir le cerveau et faire sortir son image de ma mémoire.

Mais il reste là, bien ancré dans mon esprit. Son regard, ses mots. Les souvenirs refont surface, peu à peu. J'étais jeune, trop jeune. Influençable. Vulnérable. Fragile. Et j'ai été frappée par la foudre. La sienne. Un croisement de regards et j'étais cramée. Foutue. Il était beau comme le soleil, il rayonnait d'une assurance tranquille, et il avait ce sourire parfois énigmatique qui me rendait dingue.

Je voulais tout connaître de lui. Je le laissais me raconter ses passions, m'expliquer la fabrication de la bière, narrer ses derniers exploits musicaux. Et je l'écoutais, religieusement. J'étais incapable de faire autre chose, totalement hypnotisée. Jamais un garçon avant lui ne m'avait fait cet effet. J'avais bien essayé de mettre ça sur le compte de l'adolescence, des premiers émois, de la découverte du désir. Mais c'était bien trop profond, un véritable tatouage à encre permanente, le genre de truc impossible à décoller une fois que c'est fait. Comme une bonne grosse tache de vin rouge sur une robe claire.

Je n'avais aucune envie de me sevrer. Il m'électrisait, me propulsait sur une autre planète par sa seule présence. Combien de fois ai-je rêvé, souhaité, que ses lèvres touchent les miennes, que ses mains caressent les courbes de mes hanches... Au fil du temps, je me suis réduite en esclavage, ne vivant presque que pour voir s'afficher un de ses messages sur mon téléphone, ne respirant que pour avoir la chance de le croiser au détour d'une allée, mes yeux s'illuminant de désir et de bonheur lorsque je l'apercevais enfin.

J'étais jeune. Et conne.

Et puis un jour, j'ai fini par trouver le courage. Je sais pas trop comment. Un sursaut de vie dans ce corps réduit en cendres. J'ai claqué la porte à cette relation qui n'existait que dans mon imagination et j'ai repris le chemin de la réalité. Seule. Et loin de lui. Je me suis relevée avec la rage de vaincre et l'envie de prouver au monde que je n'étais pas une putain de poupée qu'on agite pour son bon plaisir. Moins d'un an plus tard, je rencontrais Thomas.

Et j'ai dit oui. A tout. Oui, baisons ensemble pour la première fois. Oui, mettons-nous en couple. Oui, partons ensemble. Oui, construisons une maison. Oui, oui, oui... Oui tout ce que tu veux mon amour. Bien sûr mon chéri. Tu veux encore des pâtes ? Et si on faisait l'amour là ? Non, t'as pas envie ? Moi non plus de toute façon. Oui, adoptons un chien. Non, j'ai pas envie ce soir. Non, j'ai dit non. Mais oui, j'ai étendu la machine. Oui, j'ai trié tes caleçons. Oui, j'ai préparé la chambre pour tes parents. Oui, ton père me prend pour une conne. Mais non, ça tu t'en fiches, hein ! Oui, oui, oui...

Mon coussin se met à vibrer. Mon téléphone. Il clignote. Je déverrouille l'écran. L'appli diabolique se met en branle. J'ai un nouveau message.

"Salut toi !"

Son regard me transperce. Me poignarde en plein cœur. L'Univers, cet enfoiré.

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