1.2
Hellooooo !! Merci pour vos retours sur le précédent épisode ! Je pense en poster un tous les jours ou un tous les deux jours, en fonction du nombre de gens qui auront lu le précédent, ou de mon avancement dans les corrections :0 Mais ils ne feront pas plus de 5 minutes.
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Quand l’un des nôtres suscitait l’intérêt d’une Renarde, elle se plantait devant lui et l’observait sous toutes les coutures. Elle lui faisait lever les bras, ouvrir la gueule, ou bien touchait son pelage avec circonspection, comme si ses critères étaient trop stricts pour ce que la réalité pouvait offrir.
Les Renardes se déplaçaient en groupe : une adulte, parfois deux, accompagnées de plusieurs enfants. Il y avait des gamines partout, à tel point que cela me perturba. Elles allaient nues, comme nous autres, mais portaient des coiffes aussi ouvragées que celles de leurs mères. Leurs piaillements bavards et leurs voix haut perchées m’horripilèrent très vite. Elles ne pouvaient s’empêcher de commenter chaque Ours avec le franc-parler et la naïveté des enfants, disant qu’untel était trop gros, untel trop petit, que celui-là avait l’air bête, et d’autres qualificatifs qui leur auraient valu une bonne gifle dans la mine pour leur apprendre le respect. Je me retins plusieurs fois de les mordre.
Plusieurs heures passèrent dans le brouhaha des voix et des interjections ; les yeux des Renardes se contentaient de glisser sur moi, parfois accompagnés d'un rictus de mépris. Mis à part de petites pestes amusées par la bête courtaude et hirsute que j'étais, aucune ne s'arrêtait devant moi. Et puis advint finalement ce qui devait arriver : mon frère fut choisi.
Un couple de Renardes s’arrêta devant lui, avec deux gamines aux grands yeux verts qui ne cessaient de jacasser à tort et à travers. L'une des petites avait remarqué la tache noire qui se trouvait sur la joue de Timor et ce détail lui plaisait. Nous avions tous revêtu notre pelage d’hiver aussi blanc que neige, mais cette petite ocelle noire, mon cadet l’avait depuis la naissance. Jamais elle n’avait changé de teinte, quelle que fût la saison.
– Oh, maman, je veux celui-là, s’il te plaît, s'il te plaît, ne cessait de roucouler l’enfant.
Les deux adultes se consultèrent du regard.
– Je n’aime pas beaucoup cette tache, fit l’une d’elles d’une voix délicate. Nous pourrions la retrouver dans sa progéniture.
– C’est une toute petite tare, Alma. Ce n’est pas comme s’il était bossu ! En tout cas, ta fille a l’air de s’être entichée de lui…
C’était le moins qu’on puisse dire. Cette maudite créature s’était accrochée aux jambes de Timor et se cramponnait à lui comme une tique. Si cela avait été moi, je l’aurais repoussée pour la faire rouler dans la poussière – n’importe quel foreur aurait fait de même – mais Timor avait été éduqué autrement. Il sourit et posa sa patte d’Ours sur la petite tête blanche.
– Bonjour, petite Dame, dit-il de la voix la plus douce qu’il pouvait produire.
– Maman ! gémit l'enfant en trépignant. On peut le ramener à la maison ? C’est celui-là que je veux, s’il te plaît, s’il te plaît !
La mère soupira, puis fit un signe autoritaire à mon frère.
– Montre-moi tes dents.
Il s’exécuta. Elle vérifia que tous ses crocs étaient parfaitement alignés, que ses canines n’étaient pas trop longues ; puis elle inspecta ses griffes, pinça la peau de son ventre, s’assura qu’on pouvait sentir ses côtes et ses vertèbres en le palpant. Les Renardes détestaient les Ours trop gras, c’était ce que Timor m’avait dit. Cela ne jouerait pas en ma faveur.
– Quel âge as-tu ? finit-elle par demander.
– Douze ans, ma Dame.
L’autre Renarde sourit. Elle commenta, d'une voix attendrie que je détestai aussitôt :
– Rosa a neuf ans ! Trois ans d’écart, c’est ce qui convient le mieux, à ce qu’on dit.
La gamine frétilla de joie à ces mots. Je détournai les yeux ; plus je voyais cette petite garce et sa face de belette, plus l'envie me démangeait de lui coller une bonne mandale. Ce qui était tout simplement inconcevable. Sa mère reprit :
– Pourquoi es-tu là, mon garçon ?
Timor ne marqua pas une seule hésitation.
– Pour servir les Dames, aider ma famille et apporter l’honneur à mon père.
– Et comment t’appelles-tu ?
– Timor, ma Dame.
Elle pencha la tête de côté, faisant tinter ses bijoux.
– Timor ? Je n’aime pas ce nom. On t’en donnera un autre.
Mon frère hocha la tête, souriant de toutes ses dents, alors que je brûlais d’envie d’attraper cette Renarde par ses colliers trop nombreux et de l’étrangler avec.
Cependant, malgré tout mon dégoût, je comprenais pourquoi Timor était heureux. Il allait être acheté. Il allait permettre à notre père et à nos frères de vivre mieux, de manger davantage à leur faim – de se tuer un peu moins au forage chaque jour.
– Viens avec nous, ordonna la Renarde. (Elle jeta un coup d’œil à la case de terre battue, avec le nombre inscrit dans la poussière.) C’est bien ton numéro ?
Mon frère hocha la tête de nouveau, l’air de ne pas croire à sa chance.
– Allons au guichet. Tu donneras le nom de ton père et ta famille sera entretenue tous les ans, dans le respect des règles.
Les quatre Renardes tournèrent les talons et Timor leur emboîta le pas. En passant devant moi, il me lança un regard étrange et bouleversant, qui mêlait joie et chagrin, regret et confiance en l’avenir.
Il était hors de question que je le laisse partir ainsi.
– S’il vous plaît ! lançai-je. Attendez ! Attendez !
Elles se retournèrent vers moi, interloquées par mon audace. Je ne devais pas leur adresser la parole ; et si malgré tout je décidais de le faire, il me fallait m’incliner au moins deux fois et ne jamais les fixer dans les yeux. Encore une explication de mon frère. Mais contrairement à lui, je ne pouvais me résoudre à m’humilier à ce point.
– Prenez-moi aussi, les suppliai-je en me forçant à mettre ma fierté de côté. C’est mon frère. J'veux être avec mon frère !
Les pâles et délicates créatures ne me répondirent pas. Un tssss de mécontentement franchit les lèvres de la mère, puis elle tira sa fille par la main et partit sans un regard en arrière. Timor hésita un instant, l'œil triste, avant de me quitter. Muet, je le contemplai alors qu'il s'en allait, marchant d'un pas soigneux et élégant comme on le lui avait appris. Comme un serviteur civilisé, non comme l’Ours qu’il aurait dû être. Je dus serrer les poings très fort pour parvenir à me contrôler, pour refouler la vague de rage qui montait en moi. J'avais la terrible envie de casser quelque chose, de broyer le cou de cette maudite gosse qui l'avait acheté comme un animal, et qui osait déjà glisser sa main dans la sienne...
– Sales garces, crachai-je lorsqu'elles ne purent plus m'entendre.
Je les suivis des yeux jusqu'à ce qu'ils se délitent dans la foule, avalés par la Maison.
C’est ainsi que mon frère sortit de ma vie. Et par une étrange pirouette du hasard, cette même journée, quelqu'un d'autre allait y entrer définitivement.
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