1.4

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En grognant, je posai la gamine par terre. Mes épaules avaient laissé des traces noirâtres sur son joli pelage clair : des restes de naphte ou de terre, venus tout droit des tunnels. La mère allait sûrement pousser les hauts cris en voyant ça. Je m'en fichais bien. Je me moquais de tout à cet instant : bientôt sonnerait le neuvième coup de gong et le marché serait terminé pour un an. Mon frère entamerait une vie de servitude dans la Maison et moi, je continuerais celle que je connaissais déjà. J’avais échoué.

– Picta, bon sang ! Je t’ai dit de ne pas toucher les Ours !

– Où tu étais, Maman ? pleurnicha la gosse en se cramponnant à ses jupes. J’ai cru que je ne te reverrais jamais…

– Ne refais plus jamais une chose pareille ! D’abord, tu te perds – en même temps, à force de marcher le nez en l’air ! – et maintenant, ceci ?

La mère avait eu aussi peur que l’enfant. Leurs cris me vrillaient les tympans et j’espérais qu’elles allaient vite décamper. Après des embrassades à n’en plus finir, la Renarde finit par soupirer :

– Eh bien, puisque tu t’es promenée toute seule dans le marché, tu as peut-être trouvé un Ours qui te plaît ?

La gamine hocha vigoureusement la tête, faisant voltiger toutes les pendeloques de sa lourde coiffe.

– C’est vrai ? fit l’adulte, attendrie. Viens, tu vas me le montrer.

Elle lui tendit la main, mais la petite ne bougea pas. Elle me jeta un coup d’œil furtif, puis fixa le sol, avant de faire signe à sa mère de se pencher. Je l’entendis chuchoter quelque chose dans sa grande oreille pointue.

La Dame se redressa, mit les mains dans ses longues manches sompteuses et me fixa durement. Elle avait les mêmes yeux que sa fille, des iris entre le rouge et le violet qui luisaient dans son visage blanc. La gosse se cacha vite dans son dos.

– Quel âge as-tu ? me demanda la Renarde.

À cet instant, je compris. Elle me voulait, moi.

Un regain d’espoir – mêlé à de la peur – fit battre mon cœur plus fort. J’hésitai un instant : j’étais normalement trop vieux pour être acheté, mon père me l’avait bien fait comprendre. Mon âge allait me desservir, peut-être même m’interdire l’entrée dans les étages de la Maison. Mais à quoi bon mentir ? Dans les yeux de la Renarde, je voyais bien qu’elle ne serait pas dupe.

– Quinze ans.

Je répétai précipitamment, comme j’avais entendu Timor le faire :

– Quinze ans, ma Dame.

– Je m'en doutais. C’est bien trop âgé. Viens, Picta, nous allons t'en trouver un autre.

On aurait dit qu’elle parlait d’une pièce de viande ou d’un objet, et cela me mit en rage. La mioche fit dépasser sa tête du dos de sa mère et me regarda timidement.

– Non, maman, s’il te plaît… Je n’aime pas les autres. J’aime vraiment bien celui-là.

– Sept ans d’écart, c’est trop, mon trésor. Et puis, regarde-le ! Il sent le pétrole et la boue, il a l’air gras comme un sanglier…

Mon sang ne fit qu’un tour.

– C’est du muscle !

Ma fierté me perdrait un jour, mon père me l’avait prédit – âgé de six ans, j'avais fracassé un seau en bois sur la tête d’un gosse qui m’avait traité de lâche.

– C’est du muscle, Maman, répéta l'enfant comme si j’avais sorti un argument imparable. Puisque c’est du muscle, je peux l’avoir ?

La mère soupira. Elle me jaugea du regard.

– Ouvre la bouche.

Je me retins de montrer les crocs ou de la mordre. « Pour Timor, me répétais-je. Fais-le pour Timor. » Elle étudia ma denture, l’état de ma langue, puis me fit fermer la gueule et me palpa à plusieurs endroits. Je savais qu’elle n’arriverait pas à sentir mes côtes. J’étais nerveux. Je m’étais rarement miré dans l’eau, mais j’avais déjà vu qu’une de mes canines était légèrement de travers. Quant à ma stature, j'avais beau le nier, la vérité était là : j’étais massif, les muscles couverts d’une bonne couche de gras qui me permettait de passer confortablement l’hiver. « Une boule de muscles trempée dans la graisse » aimait dire mon père. Je savais bien que la Dame me mépriserait pour cela.

– Ma puce, on va t’en trouver un autre. Je veux un bel Ours pour toi. Tu ne veux pas aller voir ceux qui restent dans l’allée là-bas ? Regarde, ils sont moins vieux, ce sera plus amusant de jouer avec eux. Ils sont plus minces et ils n’ont pas de cicatrices partout comme celui-ci.

Venant d’elle, avec sa fille estropiée ! Je n’avais jamais rien vécu de plus humiliant.

– J’ai déjà vu ceux qui sont là-bas, répondit la gamine de sa voix menue en regardant ses pieds. Celui-là est gentil, il a parlé avec moi. Je l’aime vraiment bien.

Gentil ? Je ne pus retenir un rictus. La mère haussa un sourcil, surprise.

– C’est vrai ? Vous avez discuté tous les deux ?

L’enfant hocha la tête à sa façon énergique. Décidément, ses gigantesques oreilles m’hypnotisaient quand elle faisait ce geste. Elle ne semblait pas décidée à décoller les yeux du sol.

– Bon… soupira sa mère en me regardant. Quel est ton nom ?

– Auroq.

Ce que l’autre Dame avait dit à mon frère me hantait. Je ne pus m’empêcher de gronder :

– Et j’en changerai pas. Vous pouvez bien m’en donner un autre, j’répondrai pas.

La mère prit un air glacial et je m’attendis au pire. Mais elle sembla soudain interloquée.

– Tes yeux… (Elle orienta ma tête vers la lampe la plus proche.) Tu as les yeux pourpres. Comme les miens et ceux de ma fille.

Je l'appris en même temps qu'elle. Je n'avais jamais vu mon reflet assez nettement pour distinguer ce genre de détails. La Renarde semblait songeuse. La gamine et moi étions pendus à ses lèvres.

– C’est une chose rare, dit doucement la Dame. C’était aussi le cas de son père.

Elle inspira, puis posa sa longue main blanche sur la coiffe scintillante de sa fille.

– Cela fera de beaux enfants. C’est d’accord, Picta. Tu peux avoir ton Ours.

Ainsi débuta ma nouvelle vie.



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Petit dessin d'Auroq et Picta :   https://www.zupimages.net/up/21/43/pplz.jpg



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