4.3
– Réussi quoi ? À s’évader ? À tuer un intendant ? À tuer une Dame ? Oui aux trois.
– Non, pas ça ! grondai-je. J’sais pas, à mener une révolte, à rassembler des Ours avec lui, que’que chose comme ça…
– Quoi ? s’étonna Bsor. Bien sûr que non.
– Pourquoi ?
Il prit le temps de réfléchir, avant de me demander :
– Si tu pouvais choisir entre la Maison et la mine, que choisirais-tu ? Tu viens bien du puits de forage, toi ? Ou du champ de tourbe ?
– La mine. Je… (J’hésitai. C’était une question épineuse.) Je choisirais la Maison.
S’il n’y avait pas eu ma maudite peur de l’enfermement, j’aurais pris la mine. Mais pour moi, les tunnels restaient l’enfer sur terre. Un comble pour un Ours qui y avait grandi.
– Exactement. Et nous pensons tous pareil. Ici, personne n’a froid, personne n’a faim. Nous sommes bien traités, soignés quand nous avons des maladies ; personne ne nous frappe tant que nous respectons les règles. Notre travail est dur, mais pas compliqué. La Maison est un bel endroit. Et surtout… (Sa voix baissa tout à coup.) Nous avons les Dames.
Je le fixai, interdit. Je ne m’attendais pas à ça. Pour moi, les Renardes étaient justement ce qui rendait la Maison aussi désagréable.
– Regarde autour de toi, dit Bsor d’un ton indulgent. Parmi nous, la plupart des jeunes sont très attachés à leur Dame et les Ours plus âgés, qui ont été séparés d’elle, vivent dans la nostalgie de leur passé. Comment veux-tu que nous nous soulevions contre elles ? Elles sont tout ce que nous avons.
– N’importe quoi ! me rebellai-je. J’suis pas attaché à ma gamine, et j’dois pas être le seul. C’est qu’une sale pleurnicheuse.
Je tus soigneusement les instants où elle avait su m’attendrir. Bsor m’observa et j’eus l’impression qu’il voyait en moi tout ce que je voulais cacher. Il avait les yeux très clairs, de la même teinte que le ciel en été. C’était un bel Ours de vingt-deux ans, grand et fort, le visage plein de noblesse. Bref, mon opposé complet. Sa Renarde devait le revendiquer avec une insupportable fierté. Son seul défaut était un zozotement léger, qui lui attirait parfois les moqueries des autres.
– Tu viens d’arriver, fit-il. C’est normal. Mais fais-moi confiance, Auroq : tu seras vite sous son charme, comme nous tous. Comment combattre celles à qui nous tenons si fort ? Nous sommes liés aux Dames par le cœur, pas par la peur.
– J’serai jamais sous son charme.
Il sourit en faisant craquer les os du gibier entre ses dents.
– On parie ? D’ici un an, si tu n’as pas changé d’avis, je ferai tes corvées de latrines pendant une semaine. Mais si j’ai eu raison, alors c’est toi qui t’y colles.
J’étais certain de gagner.
– Pas une semaine, un mois de corvées, le provoquai-je.
Il éclata de rire.
– Très bien, gamin. Marché conclu. Je ne suis pas inquiet : bientôt, tu ne pourras plus te passer de ta Dame.
***
Le soir, après une douche vite expédiée qui m’attira les railleries de mes collègues, je filai chercher la gosse à la sortie de l’école. J’étais en retard à cause d’un maudit seau de tourbe qui s’était déversé dans un monte-charge, et que Bsor et moi avions dû ramasser morceau par morceau. J’espérais qu’elle n’en parlerait pas à sa mère.
Le couloir de l’école était quasiment désert ; toutes les mères et les Ours étaient déjà repartis avec leur petite protégée. Je ne vis la gamine nulle part.
– Merde !
Je la cherchai partout ; j’entrai même dans l’école, qui n’avait pas de porte, mais il n’y avait personne. Tout était impeccablement rangé et silencieux sur les tapis de mousse. Je commençais à avoir peur, non pour la petite, mais pour la punition qui m’attendrait si elle avait bel et bien disparu.
Je tentais de me calmer : elle avait dû décider de rentrer seule. Après tout, elle connaissait le chemin. C’était plutôt moi qui craignais de me perdre sans elle.
Je réussis à m’orienter jusqu’aux escaliers, puis repérai un groupe de fillettes en train de descendre les marches, en contrebas. La mienne était dedans. Picta. Je la reconnus tout de suite : elle portait une coiffe de sa fabrication qui mêlait perles et fleurs séchées sur une couronne en bois. Un soulagement sans bornes m’envahit à la vue du couvre-chef ridicule, dont elle était très fière. Je me mis à dégringoler les marches… avant de me figer lorsque j’entendis leurs voix.
– C’est ça ! Appelle ta maman !
– Quelle pleurnicharde !
– Même la maîtresse avait honte de toi tout à l’heure. Tu danses aussi mal qu’une oie !
Je sentis mes poils se hérisser le long de mon dos. Je m’étais trompé. La gosse avait beau se trouver parmi elles sur l’escalier, elle n’était pas dans leur groupe. Elle restait tétanisée au milieu, malmenée par les six autres plus âgées. Et les Ours dociles qui les suivaient n’ébauchaient pas un geste.
– Ma maman dit que c’est normal, chantonna l’une des petites garces. Elle est boiteuse, elle ne peut pas bien danser. En fait, elle ne peut rien faire bien !
– Sa coiffe m’énerve, dit une autre.
– C’est vrai qu’elle est laide ! J’y ai pensé toute la journée.
Quand l’une d’elles lui arracha sa coiffe, la gamine laissa échapper un tout petit sanglot. Il était si ténu, si brisé que sans mon ouïe d’Ours, il m’aurait échappé. À ce moment-là, je crois qu’un verrou sauta en moi – sans doute le vernis civilisé qu’on m’imposait dans la Maison. L’image d’un de mes petits frères se superposa à celle de Picta. Je bondis et descendis les marches à toute allure, les crocs dénudés.
Les Renardes se mirent à se lancer la coiffe en riant ; le large escalier grinçait sous leurs bonds de cabri. L’une d’elles bouscula Picta, qui tentait vainement d’attraper l’objet.
– Il n’y a pas de place pour toi ! lui jeta-t-elle. Tu ne vois pas qu’on se marche dessus ? Rentre pleurer chez ta mère !
Elle la heurta brusquement, assez pour la déséquilibrer.
Comme dans un cauchemar, je vis sa mauvaise jambe se dérober sous son poids. Elle tenta de se rattraper à la rampe, mais sa main glissa sur le bois poli dans un mouvement qui me parut d’une lenteur infinie.
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