4.5

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Elle se contredisait. Sa mère n’était pas dupe, d’ailleurs. Nous fixâmes Picta tous les deux, avec insistance, et elle choisit de soutenir mon regard à moi, sans moufter. Elle ne voulait pas que je la trahisse. Mais pourquoi ? Sous ses dehors naïfs, avait-elle autant d’orgueil que moi ? À sa place, c’est vrai, jamais je n’aurais avoué une telle scène à quiconque. L’idée que des adultes s’apitoient sur mon sort m’aurait répugné. À la mine, ce genre de problèmes se réglait entre enfants.

– Picta, dis la vérité, ordonna l’adulte. C’est très grave de mentir sur ces choses-là. Regarde dans quel état tu es !

– Je suis tombée, maman ! insista la fillette.

Un soupir résigné échappa à Tiukka. Elle me jeta un regard de côté, qui n’était plus accusateur ni mécontent. D’un coup, j’eus la conviction qu’elle savait tout. Je me souvins du jeune collègue, à l’entresol, qui m’avait dit « Sa mère a pris de l’avance, dis donc. » en apprenant que la gamine n’avait que huit ans. La Renarde savait-elle sa fille mal-aimée des autres enfants ? Était-ce pour cela qu’elle m’avait acheté au plus tôt ? Pour qu'elle ait au moins un compagnon, pour que je veille sur elle ? Pour l’instant, c’était un bel échec.

– Bon, Picta… on va soigner tout ça. Et on va soigner Auroq également. Viens, mon garçon. Mets-toi sur le ventre, là, sur le tapis. Grenat, Pali ! Venez ici. Votre sœur va avoir besoin de vous.

Les deux insupportables petites pipelettes déboulèrent aussitôt dans la pièce. Elles se turent, effarées, lorsqu’elles découvrirent nos blessures.

– Allez me chercher les onguents, exigea Tiukka. Ne vous inquiétez pas, ils ne vont pas mourir, ils sont juste un peu amochés. Il va nous falloir le plantain, l’achillée millefeuille et la petite pimprenelle. Allons, les filles, exécution !

Je m’allongeai sur le tapis, Picta assise à côté de moi, et bientôt toute la maisonnée s’affaira autour de nous. Les yeux mi-clos, j’écoutais l’adulte tempêter en coupant ma fourrure à ras autour des plaies, alors que les deux gamines s’occupaient de leur sœur en formulant des hypothèses toujours plus rocambolesques pour expliquer notre état. Je cessai vite d’écouter leurs élucubrations ; au même âge, les gosses de la mine étaient loin d’être aussi imaginatifs.

Les mains fraîches et compétentes de la mère apaisaient la terrible brûlure de mon dos. Je commençai à somnoler, plongé dans les odeurs vertes des baumes ; j’aurais peut-être pu m’endormir si une espèce de furie n’avait pas fait irruption dans la pièce avec grand fracas.

– Par la Maison ! beugla une voix de crécelle qui nous fit tous sursauter. Que s’est-il passé ici ? Pourquoi une catastrophe se produit-elle chaque fois que je viens rendre visite à mes petites-filles ? C’est à croire que je suis maudite ! Maman, te serais-tu livrée à un rituel ténébreux le jour de ma naissance ?

– Pas besoin de rituel, marmonna une autre voix, très âgée. Plus je vieillis et plus je me dis que c’est toi, les ténèbres de cette famille, Ecta.

– Alors ce sont de belles ténèbres, c’est déjà ça ! s’esclaffa la première voix en se précipitant vers nous. Mes enfants ! Comment allez-vous ? (Elle n’écouta guère les réponses.) Au nom des arbres, Grenat, il va falloir te tondre les oreilles. Je n’ai jamais vu une gamine de ton âge aussi poilue ! Oh, ma pauvre Picta, que t’est-il arrivé ? On dirait que tu es passée sous la roue d’une brouette géante.

Étais-je tombé dans la famille la plus barge de la Maison ?

En ouvrant un œil, je découvris une vieille et grosse Renarde drapée dans un kimono aux teintes mauves et aux manches immenses, brodées d’or. Contrairement à la mère de Picta, qui arborait toujours des papillons scintillants et des feuilles de mûrier sur ses tenues, cette soie-là était décorée de branches d’arbre entrecroisées. Ce code indiquait une menuisière.

L’âge et la caste des Dames allait toujours de pair avec une tenue particulière, je l’avais découvert au fil des jours passés dans la Maison. Chaque corps de métier portait ses propres broderies et ses parures. Tant qu’elles n’étaient pas pubères, les Renardes pouvaient aller nues comme les Ours et se passer de sandales, mais plus elles vieillissaient, plus elles s’enrobaient dans des mètres de tissus chatoyants et augmentaient la taille et la complexité de leurs coiffes. Cela atteignait parfois un stade où elles ressemblaient plus à des mottes de tissu couvertes d’or qu’à des êtres vivants.

C’était le cas de la seconde venue, qui était entrée avec beaucoup plus de retenue et de calme. Très âgée, elle était d’une taille minuscule et possédait des oreilles véritablement immenses, le long desquelles cliquetaient plusieurs rangs d’anneaux et de bijoux. Je ne compris pas comment une aussi petite personne pouvait porter une coiffe aussi haute. Tout d’or et de bois blanc, aux branches entrelacées de nacre et de perles, l’ouvrage me parut peser au moins autant que Picta.

– Ah ! Peu importe, s’exclama la première Renarde, qui était donc la grand-mère de Picta et la fille de la motte de tissu. Venons-en au sujet du jour. Je venais justement voir à quoi ressemble l'Ours de ma petite-fille !

Elle se mit à me tourner autour avec un air rapace. Malgré son âge et sa silhouette empâtée, ses yeux gris-bleu avaient la froideur de la glace et la vivacité du faucon. Après l’avoir vue pincer la joue de toutes ses petites-filles en marmonnant des commentaires ingrats, je me raidis, me préparant au pire.

– Combien a-t-il coûté à la Maison, Tiukka ? questionna-t-elle.

– Trois chevreuils, un pot d’onguent à l’achillée millefeuille et deux kilos de tubercules, énuméra la mère de la gamine.

La vieille fronça les sourcils.

– Par an ? Autant dire qu’il était donné. (Elle pinça mon oreille, dont le bas était en lambeaux à cause d’une bagarre à la mine quand j’avais dix ans.) Remarque, je comprends pourquoi. Tu as pris le plus laid du lot ? Bon sang, la Maison aurait pu se permettre de payer un meilleur Ours pour Picta ! Regarde-moi cette pauvre oreille, elle est tellement abîmée qu’ils ont dû lui clouer le numéro du côté gauche.

Une semaine plus tôt, je l’aurais mordue, mais les derniers jours m’avaient contraint à une certaine maîtrise de moi.

– C’est Picta qui a insisté pour le prendre, Maman, répondit Tiukka d’un air un peu agacé. Je ne regrette pas son choix. C’est un bon Ours, même s’il est un peu gras et qu’il a de l’insolence à revendre.

– Bah, pour ce qui est de l’insolence, il faut bien que jeunesse se passe ! Mieux vaut ça plutôt qu’un pleutre toujours en train de pleurnicher.

Là-dessus, j’étais d’accord avec elle. Cette vieille menuisière m'intriguait : elle m'évoquait davantage un Ours qu'une Renarde, dans son absence de manières, son ton bruyant et son franc-parler. Elle me pinça l’épaule.

– C’est vrai qu’il est gras, mais il y a l’air d’avoir du muscle là-dessous : ça plaira à Picta quand elle sera plus grande.

– Ecta, voyons ! la réprimanda l'arrière-grand-mère. C'est indécent !

À cet instant précis, j’aurais voulu me trouver très loin. Vu l’expression de la gamine, je n’étais pas le seul. Une nouvelle fois, je me demandai si elle savait.

– Dis-moi, mon garçon, reprit l'aigre grand-mère. Comment t’es-tu retrouvé dans cet état ?

Je réfléchis à ma réponse et finis par dire avec précaution :

– J’ai voulu protéger la petite.

Elle me tapa sur la tête avec son éventail.

– Aïe ! Vous êtes tarée ou quoi ?

– Ne me réponds pas comme ça ! me réprimanda-t-elle. Si tu voulais la protéger, alors il fallait le faire correctement ! Regarde dans quel état elle est. Tu es un incapable !

– Je suis tombée dans l’escalier, mamie, intervint la gamine.

– Oui bien sûr, et moi je suis un rutabaga ! Tu sais monter les escaliers depuis l’âge de quatre ans, ma fille ! Je le sais, c’est moi qui te ramassais quand tu dégringolais. Comment t’appelles-tu, mon garçon ?

– Auroq.

– Un nom correct, grinça-t-elle, cela aurait pu être pire. Auroq, pourquoi donc as-tu échoué à protéger ma petite-fille ?

– Je suis arrivé en retard à la sortie de l’école.

La deuxième tape me prit par surprise.

– Aïe ! Merde alors, ‘voyez pas que j’suis déjà blessé ? me plaignis-je. C’est de sa faute, aussi, elle est partie sans moi ! (Une troisième tape.) Aïe ! Un seau de tourbe s’était renversé dans un monte-charge, on a dû arranger ça avec Bsor, ça a pris du temps !

Cette satanée Renarde avait la main vive et l’éventail meurtrier. Je rouvris un œil, craignant le pire.

– Que cela te serve de leçon ! fit-elle en désignant mon dos lacéré. La prochaine fois que je retrouve Picta dans cet état, je t’émascule avec un ciseau à bois ! Je suis peut-être trop vieille pour continuer la menuiserie, mais crois-moi, cet outil peut servir à beaucoup d'autres choses.

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