Chapitre 5
BONJOUR
J'ai réussi à échapper à ma famille pour quelques minutes @_@
Je n'ai pas pu poster hier donc je vais en poster 3 aujourd'hui, ça fera pour le week-end xD
– Je vais t’apprendre à jouer aux échecs.
Ce furent les premiers mots que me dit Picta, le lendemain. Nous venions tout juste de rentrer de l’école. Elle n’avait pas décroché une seule phrase depuis la veille.
Je la fixai, pris de court. Elle était déjà en train de poser le plateau de jeu sur le tapis. J’avais déjà vu des Dames s’affronter aux « échecs » ou au « jeu de go » quand le chef-intendant m’avait envoyé changer des lampes avec Bsor au neuvième étage. Il y avait une salle de jeu gigantesque, pleine de lustres étincelants, avec des dizaines de plateaux de bois de couleurs différentes. Il y avait toujours foule à l’intérieur : même des gamines de sept ans jouaient entre elles. Bsor et moi avions fait notre travail discrètement, l’échine basse. Comme des serviteurs crasseux qui craignaient de déranger les intellectuelles.
– Les Ours peuvent pas jouer aux échecs, dis-je à voix basse. On est… (Je dus me forcer pour finir ma phrase.) On est trop bêtes.
La gamine fronça les sourcils. Son air sévère jurait avec les boucles d’oreilles délirantes qu’elle s’était fabriquées.
– Si, ils peuvent. Ils sont moins forts que les Dames, c’est tout. Mais plein de filles de ma classe jouent aux échecs avec leur Ours. Mamie Ecta dit que son Ours à elle, il l’avait battue plusieurs fois.
Donc l'Ours de la vieille avait survécu assez longtemps à sa présence pour réussir à la battre à son propre jeu. C’était bon à savoir.
– Je sais pas compter, marmonnai-je. Enfin, seulement jusqu’à quin… seize.
J’étais heureux d’avoir réussi à retenir le seize. Jusqu’à présent, il m’avait toujours échappé.
– Ça suffira pour commencer à jouer, déclara Picta. Et puis je t’apprendrai aussi à compter.
J’écarquillai les yeux.
– Vraiment ? Jusqu’où ?
– Oh, je ne sais pas. On verra jusqu’où tu iras. Jusqu’à cent, ça serait bien, ensuite c’est toujours pareil.
Au puits de forage, « cent » était connu pour être le plus grand des nombres existants. Entendre une gamine de la moitié de mon âge en parler avec tant de désinvolture, et apprendre qu’elle savait compter encore au-delà, avait quelque chose de profondément humiliant.
– Et je t’apprendrai aussi à lire. C’est plus compliqué, mais je suis sûre que tu peux y arriver.
C’était trop pour moi. J’eus presque peur.
– À lire ? Je saurai jamais… Je…
Je me rappelai soudain les rires de Torque et ses collègues, en train d’énoncer l’idéogramme fatidique sur lequel ils avaient buté en apprenant à lire. Et ma propre rage à l’idée que notre peuple si bête puisse se laisser faire à ce point par plus intelligentes qu’eux. D’un coup, je décidai de piétiner ce qu’on m’avait toujours dit. Il était temps de sortir de cette case d’imbécile dans laquelle on m’avait fait entrer de force.
– D’accord, dis-je d’une voix solide. J’apprendrai à lire.
L’enfant hocha la tête, satisfaite.
– Mamie Ecta viendra voir tes progrès avec Célesta. Elle m’a dit de te dire qu’elle prendrait son éventail. Et que Célesta aussi aurait un éventail.
Sacrée menace.
– C’est qui, Célesta ? marmonnai-je.
– C’est la compagne de Mamie Ecta.
Ainsi, les Renardes formaient bien des couples entre elles, comme les Ours. En tout cas, mon envie de voir ce couple-là avoisonnait le zéro.
– Bon ! conclut Picta. On va commencer par les échecs aujourd’hui, c’est plus drôle. (Elle me jeta un coup d’œil furtif.) Je pense que ça va te plaire.
D’un geste, elle m’ordonna de m’asseoir face à elle, sur la mousse moelleuse. J’hésitai un instant.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est un jeu de guerre, un jeu où on doit se battre contre l’adversaire et trouver ses points faibles.
Je ne pouvais nier que le concept me plaisait. J’étais un belliqueux, on ne se refait pas.
– Bon, fis-je en m’asseyant. Je vais apprendre. Mais avant, dis-moi… pourquoi tu veux m’apprendre ça maintenant ?
Ce fut à elle d’hésiter. Elle frotta la bosse violacée sur son front, puis baissa d’un ton :
– Tu sais, à l’école, aujourd’hui…
Je sentis mes muscles se tendre.
Cette fois, j’allais tuer ces filles pour de bon. J’allais leur ouvrir le ventre, leur sortir les tripes pour les enrouler autour de leur joli petit cou, puis les étrangler avec.
– Tout s’est bien passé ! acheva Picta d’un air triomphant. Elles ne m’ont rien dit du tout !
Ma fourrure s’aplatit sur mon dos ; je cessai de ressembler à un hérisson furieux.
– Quoi ? C’est vrai ?
– Oui ! Je crois qu’elles ont peur de toi, dit-elle avec une grande fierté. Tu sais, à midi, je leur ai dit que mon Ours avait déjà tué une fille qui avait été méchante avec moi. Et qu’il l’avait mangée. Crue.
Si l'autre peste n'avait pas déjà prévu de me traîner devant le Conseil, Picta allait s'en charger à sa place sans même le vouloir. Mais je ne pus retenir un sourire : cette gosse était violente. Je risquais fort d’adorer ça.
– T'es maligne. C’est bien.
Elle se pencha vers moi, une expression très solennelle sur son petit minois.
– Alors pour te remercier, je vais t’apprendre tout ça. Enfin, si tu veux bien.
Je songeai à Torque, à mon frère disparu, puis à mon véritable père, quelque part dans la Maison, qui avait peut-être su jouer aux échecs.
– Je veux. Apprends-moi.
Nous nous heurtâmes vite à un premier écueil. J’étais incapable de retenir toutes les pièces différentes et leurs rôles. Il n’y en avait que six, mais c’était visiblement trop pour moi. Picta me fit répéter un nombre incalculable de fois, en me les montrant les unes après les autres, mais peine perdue : c’était à croire que tout ce qui entrait par une oreille ressortait aussitôt par l’autre. Ma patience était très limitée et rien ne me mettait plus en rage que ma propre bêtise. Furieux, je finis par me lever d’un bond et renverser le plateau par terre. Ces maudites pièces s’éparpillèrent partout.
– J’peux pas ! J’peux pas, fulminai-je. Ta grand-mère dit des conneries. Nous les Ours, on peut pas, c’est tout !
Je cherchai du regard un objet à fracasser, n’importe lequel, pour passer ma frustration. Malheureusement pour moi, les seules choses à portée de main se trouvaient être les deux sœurs de Picta, qui observaient la scène avec intérêt. Je me retins de les faire voler à travers la pièce.
– Auroq ! me réprimanda la gamine. Tu dis n’importe quoi ! Regarde ce que tu as fait. Ramasse tout ça, s’il te plaît ! Remets-les sur le plateau.
– J’sais même pas dans quel ordre les mettre ! J’retiens rien, merde, rien du tout !
Elle mit les poings sur les hanches.
– Tu crois que moi j’ai appris ça en dix minutes ? Il faut encore réessayer.
En grognant, je rassemblai les pièces de bois sculptées.
– Pourtant, tu peux apprendre des choses, réfléchit Picta pendant que j’essayais laborieusement de les poser à leur juste place. Qu’est-ce que tu sais faire ? C’est quoi ton travail, à l’entresol ?
– Entretenir les feux, m’occuper des monte-charges, changer les lampes à huile et les lampes à pétrole, poncer les escalier, vernir le bois, nettoyer vos bains, vider vos pots de chambre…
Elle parut soudain effarée.
– Oh, non, c’est toi qui… c’est toi qui vide mon caca ?
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