12.2
Malheureusement, il s’avéra que le balcon n’était en réalité pas si désert que cela. Une bande de fillettes jouait à la marelle près de l’entrée des quartiers d’été, occupée à sauter à cloche-pieds sur les carreaux de bois teintés. La plus âgée n’avait guère plus de onze ans. Elles s’étaient mises près du parapet afin de ne pas gêner la circulation des domestiques. Grenat et moi les vîmes un peu tard ; nous tentâmes de nous glisser dans la masse noire des Ours pour passer inaperçues, mais nos pelages blancs et nos kimonos chatoyants nous rendaient inratables. Quand l'une des enfants nous remarqua, sa bouche s’arrondit en un O parfait. Elle nous désigna aux autres, et bientôt tout le groupe nous dévisagea. Mortifiée, Grenat rentra la tête dans les épaules comme une tortue. Je pris le parti de faire comme si tout était parfaitement normal. C’était ce que Mamie Ecta aurait fait.
Je souhaitai le bonjour aux enfants, la tête haute, et elles s’inclinèrent pour témoigner le respect qu’elles devaient aux aînées, les yeux toujours aussi ronds. Quelques secondes plus tard, ils se remplirent d’étoiles lorsque Pali passa devant elles, sublime dans son kimono bleu, son ombrelle blanche dansant sur ses fines épaules. Les fillettes semblèrent nous oublier aussitôt au profit de notre sœur.
Les quartiers d’été nous accueillirent bientôt dans leurs couloirs feutrés. Ils étaient semblables aux quartiers d’hiver, à cela près qu’ils étaient bien moins spacieux et pourvus de grandes fenêtres. Les Ours y circulaient avec tranquillité et savoir-faire, sans jamais se heurter ni faire preuve de maladresse, malgré leur nombre et leur carrure imposante. Mes sœurs et moi rejoignîmes notre tanière habituelle, Felenk sur nos talons. Et soudain, nous nous retrouvâmes face à nos deux autres Ours, qui s’apprêtaient à repartir.
Une grande confusion s’afficha sur leurs visages quand ils nous virent là, parmi les domestiques, portant nos affaires dans nos bras. Puis le mécontentement fit place dans les yeux d’Auroq. Saisie, je reculai d’un pas quand il s’avança vers moi pour m’arracher mon fardeau.
– Non mais qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que vous faites, vous deux ?
– Je… balbutia-je. Eh bien, Felenk a fait tomber quelque chose et… nous nous sommes dit… (Puis je me souvins que j’étais la Dame et lui l’Ours, et qu’il était absurde de me sentir à ce point sur la défensive.) Ne me parle pas sur ce ton, Auroq ! Nous ne faisons rien de mal. De toute façon, cela ne te regarde pas.
– Ah non ? fulmina-t-il. Picta, ce n’est pas à vous de faire ça. C’est notre rôle, ta mère te l’a pourtant bien rappelé. Ou as-tu la mémoire si courte que tu ne t’en souviens plus ?
Pali fronça les sourcils, et je pensai très fort « Reste à ta place, Auroq, reste à ta place ».
– Eh bien c’est idiot, répliquai-je d’un ton impérieux, juste pour lui clouer le bec. Nous pouvons tout à fait déménager aussi. Il n’y a pas besoin de ça (je désignai sa stature épaisse) pour porter des pots et des kimonos.
Puis je pris conscience que c’était vrai : c’était profondément idiot.
Auroq se pencha très près de moi, plus près qu’il ne convenait de le faire en public, et me glissa à l’oreille :
– Oui, c’est idiot, comme toutes les lois de ta stupide caste, et pourtant tu risques de t’en mordre les doigts si tu continues.
Je le repoussai d’une tape sur le torse et le fixai jusqu’à ce qu’il consente à s’incliner pour quérir mon pardon. Mais cette fois, je ne lui offris pas le geste de bénédiction.
– Felenk, pourquoi les as-tu laissées faire ? renchérissait Asteior au même instant. Pourquoi as-tu laissé Grenat porter tout ça à ta place ?
– Parce que c’est un incapable ! grogna Auroq, toujours prosterné devant moi.
Felenk ploya le dos sous les remontrances qui pleuvaient sur lui.
– Je… C’est que… Je n’ai pas voulu contredire Grenat… elle…
– C’est de ma faute, coupa l’intéressée en se tordant les mains. C’était un réflexe, rien de plus. Je n’avais pas prévu de… C'est moi qui ai déconcentré Felenk, comme une idiote. Je voulais juste que rien ne se casse.
– C’était irréfléchi de ta part, la tança Auroq en prenant sa voix de grand frère. C’est à Felenk de faire attention, pas à toi.
Je lui mis une petite tape sur la joue, d’abord parce qu’il dépassait les bornes, ensuite parce qu’il avait beau avoir presque dix ans de plus qu’elle, il restait notre domestique et non notre aîné. J’avais si peur qu’il commence à montrer ce genre de réactions en public ! Mais, loin d’être impressionné, il retint ma main contre lui et me défia de son regard pourpre.
– Tu comptes faire ce putain de geste un jour, ou je vais rester penché comme un con jusqu’à la fin des temps ?
Je me ratatinai alors que Pali laissait échapper un reniflement méprisant. Était-il donc à ce point incapable de se tenir ?
– Silence ! cingla la voix de ma sœur. As-tu perdu la tête, Auroq ? Et toi, Asteior, es-tu en train de laisser entendre que nous avons mal agi ?
Guère intimidé par ses grands airs – il la connaissait trop bien, et savait par cœur tous les tons sur lesquels elle avait coutume de hurler –, son Ours répliqua calmement.
– Mal agi, je ne saurais pas dire, mais cela n’a rien de convenable.
– Convenable ? répéta Pali, qui commençait réellement à s’encolérer. As-tu la moindre idée de ce qui est convenable ou non ? Tu es un Ours, Asteior ! Ce sont les Dames qui décident de ce qui est convenable ! Ce sont les Dames qui font les lois dans cette Maison, et à ce qu’il me semble, nous sommes des Dames et vous n’en êtes pas. Je pourrais vous faire fouetter pour avoir osé adresser des reproches à mes sœurs !
Auroq bouillait de rage, toujours incliné. De peur qu’il explose, je lui touchai le front avec autant de délicatesse que possible. Il se redressa aussitôt. Pali conclut d’un ton sec :
– Mais je ne le ferai pas, parce que vous êtes de grands nigauds aux côtés de qui j’ai grandi. Par la Maison ! Si cela nous chante de déménager, de faire des bras-de-fer à la manière des Ours, ou de danser sur un balcon avec un plant de tomates sur la tête, cela ne vous regarde en rien et vous n’avez pas votre mot à dire. Vous n’êtes pas là pour vous servir de votre tête, mais de vos bras ! (Exaspérée, elle leva les yeux au plafond.) Comment pouvez-vous être si mal élevés ?
Elle ressemblait tant à notre mère à cet instant que nos Ours inclinèrent la tête, par réflexe plus que par réel repentir, et même Grenat rentra la tête dans les épaules. Asteior voulut reprendre la parole, mais elle lui faucha l’herbe sous le pied.
– Non, tais-toi. Je t’aime beaucoup, Asteior, mais je pense que tu devrais reprendre ton travail, et laisser mes sœurs faire ce qu’elles veulent. Pareil pour toi, Auroq.
Son Ours soupira tandis que le mien arborait un air méprisant. Asteior s’inclina bien bas, et lui fit un impeccable baisemain lorsqu’elle lui accorda son pardon, pendant qu'Auroq se détournait sans un mot. D’un geste doux, Grenat enjoignit Felenk à les suivre, et ils nous quittèrent tous les trois.
Nous nous retrouvâmes seules.
– Au nom des Grandes Dames ! éclata Pali en nous faisant sursauter. Ces noirauds dépassent les bornes. Et vous deux ! Toujours prêtes à vous aplatir comme des limandes devant eux !
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