Chapitre 22
Auroq m'entraîna dans un très grand corridor qui débordait de monde. La foule nous avala dans ses soieries et ses éventails bruissants. Une main crispée sur mon cœur, je récoltai quelques regards surpris, suspicieux ou désapprobateurs, en allant m'adosser discrètement contre le mur. Je n'arrivais plus à cacher que j'étais morte de peur.
– Putain, Picta ! T'as carrément déraillé ! Rappelle-moi de ne plus jamais critiquer ta mamie.
La voix d'Auroq sonnait étrangement admirative. Elle disparaissait presque dans le gigantesque brouhaha qui nous entourait. Plus personne ne prêtait attention à nous.
– Oh, misère, gémis-je tout bas en cachant ma figure dans mes mains. Mais qu'ai-je fait ? Que la Maison me pardonne ! Dame Sakhata me hait. Elle va me détruire, me...
– Tu lui as juste montré que tu savais mordre, répliqua mon Ours à voix basse. La prochaine fois qu'elle voudra te faire chier, elle y réfléchira à deux fois ! Ça s'appelle une interaction sociale réussie. Félicitations.
– Cela n'a rien de réussi ! Je ne suis pas un Ours, Auroq, je ne trie pas mes connaissances entre celles que je peux mordre et les autres !
Il décolla mes doigts un à un, puis prit mon visage dans ses paumes. Dans ses prunelles brûlait une petite flamme que je n'avais pas l'habitude de voir.
– Mais si, ronronna-t-il. C'est juste que vous, les Dames, vous appelez ça différemment, vous le cachez avec des marques de respect. (Il m'embrassa sur le front.) Tu étais parfaite.
– C'est une juge, Auroq ! Elle a tous les moyens de me faire du mal, de faire du mal à ma famille !
– Sauf que tu la tiens. Elle ne fera rien.
– Oh, misère... Je... Je crois que je vais me trouver mal.
Il leva les yeux au ciel, mais avant qu'il n'ait pu rétorquer, un visage connu apparut derrière lui, dans la foule chamarrée qui nous entourait. Dame Agapi !
– Bonjour, Picta, lança-t-elle en se frayant un passage vers nous. Tu arrives au bon moment, ma collègue vient juste de me relever. Je suis navrée... C'est jour de tribunal, il y a toujours énormément de monde !
Auroq se poussa pour la laisser venir face à moi et reprit son rôle de serviteur discret. Dame Agapi me parut plus belle encore que la fois précédente, pimpante dans son habit jaune, avec une sorte de familiarité dans ses gestes qui me mit aussitôt à l'aise.
– Je suis épuisée ! s'exclama-t-elle. Comment vas-tu ? De quoi souhaitais-tu m'entretenir ? Je serais ravie de pouvoir me rendre utile !
Après la méchanceté de Dame Sakhata, une telle gentillesse me donna soudain envie de pleurer. La messagère me regardait dans les yeux, souriante, sans jamais glisser un regard vers le reste de mon corps.
– Je... Je voulais juste... J'aurais besoin de...
Je m'inclinai d'un coup et articulai à toute allure :
– Dame Agapi, s'il vous plaît, pourriez-vous envisager de soutenir mon projet de caste ? J'ai le soutien d'une historienne, Dame Mangala, mais c'est un sujet quelque peu sensible et j'aimerais... J'aimerais avoir l'aval d'une Grande Dame pour...
Mes mots disparurent dans un filet de voix. Je serrais les paupières très fort, de peur qu'elle refuse déjà.
– Bien sûr, dit-elle, étonnée de ma requête. De quel projet s'agit-il ? (Elle sourit.) Je t'ai déjà dit de me tutoyer, Picta ! Tu es à peine plus jeune que moi.
– C'est que... bredouillai-je. (Je lançai des regards nerveux vers la foule tout autour de nous, puis me tournai vers Auroq.) Peux-tu nous laisser quelques instants ?
– Picta, grogna-t-il tout bas, tu es littéralement entourée de gens et c'est moi que tu renvoies ?
Dame Agapi observa notre manège avec un certain amusement.
– Allons nous mettre à l'écart, décida-t-elle. Le couloir est bruyant, c'est désagréable, n'êtes-vous pas d'accord ?
Auroq hocha la tête, muet, tout surpris de voir qu'elle lui demandait tout autant son avis qu'à moi. La messagère nous mena dans une petite salle emplie de vieux coussins, qui sentait la poussière et d'autres odeurs que je ne connaissais pas. De petites alcôves perçaient tous les murs ; à l'intérieur dormaient d'étranges objets.
– Ce sont des livres, dit Dame Agapi en remarquant nos regards intrigués. De très vieux objets qui nous viennent des Anciennes. Jadis, elles y reportaient leurs savoirs, comme nous le faisons avec nos tablettes de bois.
– C'est la première fois que j'en entends parler, soufflai-je. Aurais-je... aurais-je le droit de les feuilleter ? Pour mon projet de caste, je... Ils pourraient contenir des informations...
– Ils sont illisibles, Picta, s'excusa-t-elle. Je suis navrée. Le temps les a beaucoup abîmés, et nous ne parlons plus cette langue... Mais tout ce qu'ils contenaient a été transcrit il y a très longtemps dans nos salles d'archives, par les premières historiennes. (Elle haussa les épaules.) Nous les gardons ici car personne ne sait qu'en faire.
Quand Auroq en saisit un sans aucune gêne, elle hésita.
– Pour ne pas les abîmer davantage, il vaut mieux ne pas les toucher...
– Auroq ! Repose-le immédiatement !
Il obéit avec un air boudeur.
– Laisse-nous, à présent, lui intimai-je. Je te parlerai de mon projet, euh... plus tard.
Les yeux au ciel, il sortit. Dame Agapi camoufla un sourire.
– Il m'a l'air d'un Ours insolent.
Insolent, Auroq ? C'était comme dire d'un écureuil qu'il savait grimper aux arbres.
– Oh, s'il n'y avait que l'insolence... soufflai-je en me massant les paupières.
Je pris une grande inspiration.
– Dame Agapi, mon projet de caste... Il s'agit d'une étude portant sur les Ours et les différences qui les opposent à nous. Mais pas dans un but... je veux dire... Le but n'est aucunement médical. Je souhaiterais... je souhaiterais savoir s'ils sont capables d'effectuer nos tâches, de développer leurs facultés intellectuelles à notre façon. Et aussi de savoir dans quelle mesure, en nous attelant à leurs tâches à eux, nous pourrions leur ressembler physiquement.
Quand elle fronça les sourcils, tout se figea à l'intérieur de moi. Je me recroquevillai.
– Tout cela m'a l'air complexe, j'ai peur de n'avoir pas bien compris... En somme, tu aimerais démontrer que les Ours et les Dames se ressemblent davantage que ce que nous pensons ?
– Oui, couinai-je. C'est exactement ce que je... voilà. Mais je ne sais pas si... bref.
Un grand sourire illumina le visage d'Agapi, lui donnant l'air encore plus jeune. Elle avait des joues très rondes et le trait de khôl sur ses paupières lui allongeait les yeux comme deux virgules noires.
– C'est une idée très originale ! (Sans s'en rendre compte, elle recommençait à caresser son ventre légèrement arrondi.) Certaines membres du Conseil n'apprécieront guère, évidemment. Mais cela fera beaucoup parler de toi, ce qui est toujours de bon augure pour un projet de caste ! J'en toucherai un mot aux Grandes Dames qui prennent le parti des domestiques. Comment vas-tu t'y prendre ?
– Eh bien... bafouillai-je, déroutée par son enthousiasme. J'aimerais pouvoir me livrer à cette expérience sur un échantillon plus conséquent que... que juste Auroq et moi. J'ai donc eu une idée un peu folle... que je ne pensais pas réalisable, mais mon enseignante d'histoire m'a encouragée dans cette voie...
Elle éclata de rire.
– Tu me fais languir, Picta !
– Je... Je vais...
L'idée de prononcer ces mots à voix haute me rendait craintive, aussi je me penchai vers elle pour les lui dire à l'oreille. Elle ouvrit de grands yeux et me dévisagea.
– Réellement ? Est-ce possible ?
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