22.3

4 minutes de lecture

Je remontai en silence. Rentrai chez moi en silence. Pris mon repas en silence.

Les mots d'Agapi m'avaient plongée dans un état de réflexion intense. Ma mère s'inquiéta de me voir si atone pour le deuxième soir de suite ; aussi, je mangeai deux fois plus qu'à l'accoutumée pour la rassurer sur ma santé. Elle détestait tant que je me prive ! La satisfaction qui brilla dans ses yeux fit monter une terrible culpabilité en moi.

Elle ne savait pas que j'irai très probablement me faire vomir un peu plus tard, incapable de garder autant de nourriture en moi.

Mais cela n'avait guère d'importance. Même mon projet de caste, soudain, passait à l'arrière-plan. Ce que je venais d'apprendre me bouleversait.

Il existait un moyen, aussi fragile fût-il, pour entrer en contact avec un Ours perdu dans la Maison.

Les monte-charges ! Pourquoi l'idée ne m'avait-elle jamais effleurée ? Dame Agapi avait raison : j'étais bien trop naïve. Des dizaines de jeunes Dames éplorées passaient peut-être par ce moyen, chaque année, pour essayer de localiser leurs domestiques ! Et jamais je n'en avais entendu parler. J'imaginais les Ours des entresols parler entre eux de chaque message, les faire passer de monte-charge en monte-charge, de main en main... ou les jeter dans un brasier, sans un mot, comme s'ils n'avaient jamais existé.

Agapi était la preuve que parfois, cela pouvait fonctionner.

Et cette certitude faisait naître des idées extravagantes dans mon esprit, des idées que je n'aurais jamais dû avoir, mais que je ne pouvais pas refouler.

J'y songeais encore lorsqu'Auroq me déshabilla, un peu plus tard.

– Tu vas te coucher tout de suite ? me demanda-t-il.

– Non. Je dois encore réfléchir.

– Je peux travailler sur mon jeu, alors ?

Quand il me demandait la permission de faire quoi que ce soit, avec cet air un peu hésitant, mon cœur fondait bêtement.

– Oui, bien sûr. Dis-moi si tu as besoin d'aide.

Il me fit un baisemain, ce qui était sa manière de me remercier sans mots. Il avait commencé à le faire quelques années auparavant, pour railler les manières chevaleresques d'Asteior, mais le sérieux du geste avait fini par déteindre sur lui.

Bien sûr, dès qu'il se mit au travail, je me retrouvai incapable de rester dans mon coin. Je finis par m'asseoir à côté de lui, puis posai la tête sur son épaule. J'aimais tant ces moments-là. Sa chaleur, sa présence silencieuse et placide. Il maniait la gouge et le couteau avec une concentration sans faille. Quant à moi, je ne pouvais plus songer à autre chose que son odeur, ses mains et cette douce proximité. Je caressais secrètement l’idée qu’il passe son bras autour de ma taille, qu'il me serre contre lui. Asteior le faisait avec Pali. Felenk le faisait tout le temps avec Grenat. Mais Auroq, jamais.

Je finis par me rendre compte que le pion qu'il sculptait le représentait lui-même. Il s'avérait plus petit que les autres pions Ours, mais tout aussi massif. Son air renfrogné commençait à apparaître, en creux et reliefs encore bruts ; il était plutôt bien imité. Je le reconnus surtout à son oreille en lambeaux et aux innombrables cicatrices qu'Auroq gravait dans son dos.

– Je ne sais pas encore quel rôle je vais lui donner, dit-il en réponse à ma curiosité muette. Me donner.

– Tu es le roi, pardi ! répliquai-je.

– Je ne sais pas trop. Ce serait un peu prétentieux.

– C'est ton propre jeu, il faut que tu en sois le roi. Tu ne peux pas juste être un petit pion de rien du tout. (Je tapotai la tête carrée du petit Auroq.) Allons, ajoute une couronne. Juste là, sur sa tête. Elle lui ira à merveille. Tu peux même lui donner un air grognon, à elle aussi.

Je parvins à lui arracher un sourire, ce qui me fit sourire moi aussi. Il me donna la pièce le temps d'aller chercher un autre outil : je la fis tourner entre mes doigts.

Le détail que je remarquai alors me glaça le sang.

Cachée dans le bois noir, presque uniquement discernable au toucher, une chaîne minuscule lui enserrait tout le cou. Son extrémité pendait sur son torse, et la main de cet Auroq miniature semblait tirer dessus. Exactement comme s'il s'étranglait lui-même.

Muette d'effroi, j'effleurai délicatement les contours de la sculpture. Quand Auroq revint s'asseoir près de moi, je la lui rendis sans laisser rien paraître. Il ne dit rien, ne fit aucune remarque. Il savait forcément que j'avais vu.

– Auroq... murmurai-je alors qu'il tentait de sculpter une petite couronne. Pourquoi...

Pourquoi as-tu sculpté cette horrible chaîne ?

Mais je le savais, au fond de moi. La Maison lui avait passé une chaîne au cou. Puis je l'avais prié – supplié – de rester encore. Et parce que je lui demandais, il restait. Il ne voulait rien tant que s'enfuir, mais il se ligotait lui-même, se contraignait à demeurer à mes côtés. Et plus il le faisait, plus la violence couvait en lui. Cette haine envers mon peuple qu'il cachait si soigneusement depuis des années.

Pourquoi n'es-tu pas comme les autres Ours ? Voilà la question que j'aurais dû poser.

Pourquoi es-tu incapable d'être heureux ici, comme Felenk, Asteior et les autres domestiques ? Pourquoi as-tu cette rage en toi ? Pourquoi ne vois-tu toujours que tes chaînes, au lieu de voir l'amour que nous te portons tous ? L'amour que moi, je te porte.

Il n'y parviendrait jamais. Il ne serait heureux que libre, et c'était ce qui me terrifiait. Car je ne voulais pas qu'il soit libre. Honteusement, ignoblement, je souhaitais qu'il reste pour toujours avec moi. Qu'il reste à moi. Et ma propre médiocrité me donnait envie de pleurer.

– Oublie ce que je viens de dire, soufflai-je.

Je fermai les yeux, posai de nouveau ma tête sur son épaule.

– Il faut que je te raconte ce que m'a dit Dame Agapi... Je... J'ai peut-être la possibilité de retrouver mon père. Et le tien.



Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0