24.3

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– Oh, suffit ! commenta la Dame en posant sa main sur mon épaule. Relève-toi, Picta, relevez-vous toutes. Je n'ai pas eu le temps de me vêtir autrement, mais je vous en prie, cessez de voir la Grande Dame en moi et de me vouvoyer. Je m'appelle simplement Agapi et cette nuit, je veux être l'une des vôtres.

Nous répondîmes dans un murmure incertain. Toutes semblaient époustouflées de me voir connaître une Grande Dame – et de l'avoir débauchée assez pour qu'elle se joigne à nous.

– Cette tenue est-elle bien appropriée ? osai-je demander.

– Certainement pas, et c'est pourquoi vous allez m'aider à la retirer, répliqua Agapi en m'adressant un clin d'œil.

On aurait presque dit une invitation charnelle, et mes joues me brûlèrent à la simple idée de la toucher. Je m'avouai enfin que cette Dame me plaisait. Sa bonté, son naturel désarmant, la joliesse de son visage pourtant quelconque au regard des standards de la Maison... Certaines de mes semblables avaient déjà attiré mon attention, bien sûr, mais une boîteuse telle que moi ne pouvait rien espérer de mieux qu'un regard hautain. Agapi, elle, ne m'adressait jamais de regard hautain.

Mais c'était Auroq que j'aimais. Même si je m'étais promis de mettre fin à cela.

Je tentai de ne pas me montrer trop gauche en aidant mes camarades à la défaire de son obi très lourd, puis de son kimono en satin damassé. Quand elle apparut dans la simplicité de son nagajuban, elle me sembla presque adolescente. Je me rendis compte alors qu'elle était un peu grasse – moins que moi, mais davantage que la plupart de nos congénères. Cela me la rendit plus sympathique encore.

– Bien ! conclut-elle. Cachons tout cela dans le premier placard domestique que nous trouvons, et ensuite... En route ! Picta, connais-tu un passage ?

– Oui, bafouillai-je alors que nos camarades cherchaient des charnières discrètes dans le mur, pour y cacher son kimono et ses effets personnels. Mon Ours m'en a montré un quand j'étais âgée de dix ans. Je m'en souviens encore. Il s'agit d'une petite entrée dérobée... Mais je ne sais pas si cela sera très adapté à ton rang...

– Ne te soucie pas de mon rang ! protesta-t-elle. Mieux : oublie-le, foule-le aux pieds. Je t'en prie, fais-moi ce cadeau.

J'inclinai la tête et, parcourue de frissons d'appréhension, je guidai notre petit groupe dans les couloirs.

Nous nous enfonçâmes loin dans l'étage, jusqu'au moment où les lustres du quartier d'été disparurent derrière nous. Nous croisâmes quelques Ours, qui se prosternèrent sans un mot et disparurent dans les ténèbres. À présent, seule la petite lampe d'Enejia nous éclairait un peu.

Parvenue à un certain tournant, je sus que j'étais arrivée au bon endroit. L'arche légèrement fendillée, le grand tapis de velours pourpre élimé aux bords, les autres points de repères que m'avaient donné Auroq se trouvaient là.

« Si jamais tu as besoin de moi », m’avait-il dit à l'époque. « Même si je travaille, viens me chercher en bas. Je serai là. Demande aux autres Ours si tu ne me vois pas. C'est très grand, là-dessous. Tu pourrais te perdre. »

Bien sûr, je n'avais jamais osé y aller, car ce n'était pas un lieu adapté pour une Dame.

Dans quelle mesure était-ce grand ? À quoi cet endroit étrange pouvait-il ressembler ?

J'empruntai les getas de ma sœur et me mis à taper des pieds le long du tapis. Les semelles de bois produisaient des bruits étouffés. Maya et Enejia faisaient le guet de chaque côté du couloir. Je me rongeais les sangs : et si une Dame insomniaque arrivait soudain ? Pire, une Grande Dame ? Certes, Agapi était avec nous, mais ainsi dénuée de ses atours, elle semblait aussi jeune et ingénue que nous autres.

– Zut, zut, zut, ne cessait de marmonner Enejia alors que je martelais le tapis. Es-tu certaine que c'était bien ici ?

Soudain, un son creux se produisit sous le velours. Nous nous figeâmes aussitôt, toutes oreilles tendues.

– Trouvé ! jubilai-je à voix basse.

Grenat m'aida à soulever le bord du tapis, et nous dévoilâmes une trappe de bois d’érable. Quand nous la soulevâmes, un vieil escalier apparut, très étroit et très raide, qui s’enfonçait dans l’obscurité. Une bouffée d’odeurs lourdes nous montèrent aux narines : fumée, cendres, poussière et humidité. Elle accéléra mon souffle et fit tambouriner mon cœur dans ma poitrine.

Agapi, Ingenua et toutes les autres firent cercle autour de nous. Nous nous regardâmes, nerveuses et étrangement surexcitées à l’idée de ce que nous allions faire. À l’idée du tabou que nous allions briser.

– Y a quelqu'un, piailla soudain Maya derrière nous. Des Ours arrivent ! Vite, vite, sautez dans le trou ! Bon sang, dépêchez-vous !

Prises d’une panique sans nom, nous nous précipitâmes dans l’escalier comme une volée de moineaux, tenant nos getas à la main pour celles qui en étaient pourvues. Même pieds nus, notre élan faillit nous tuer – la pente était vraiment raide – mais nous nous cramponnâmes les unes aux autres afin de ne perdre personne. Quand ma patte folle se déroba sous moi, Enejia me rattrapa avant que je n’aille me briser la nuque en contrebas. Sous le choc, je balbutiai un remerciement sans queue ni tête. Son geste me touchait plus que je n’aurais pu le dire. Comme un écho inversé de ce qu’avait fait Shabbi, dix ans plus tôt.

Puis Maya se jeta derrière nous et referma la trappe d’un geste. Les ténèbres nous avalèrent.

– La lampe ! chuchota Ingenua.

Nous l'avions oublié sur le tapis, à la vue de tous, mais il était trop tard pour aller la chercher.

Alors, serrées les unes contre les autres, les yeux grands ouverts dans le noir, nous entamâmes notre descente vers l’entresol.

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