Chapitre 28
Je déposai un baiser dans le cou de mon Ours.
– Tiens bon, le suppliai-je. Tiens bon…
Il poussa un grondement inarticulé et resserra encore sa poigne.
Le sol se précipita vers nous, si proche que je fermai les yeux ; à cet instant, Auroq lâcha tout d’un seul coup et bondit en m’emportant avec lui. Nous roulâmes dans l’herbe glissante, brinquebalés sur le sol, projetés deux mètres plus loin dans une explosion de douleur.
Quand je rouvris les yeux, nous étions avachis l’un sur l’autre. J’avais le dos moulu, le corps tout abîmé par les chocs ; ma cheville semblait hurler en spasmes brûlants.
Je ne m’étais jamais sentie si vivante.
Mi-riant, mi-pleurant, je martelai le torse d’Auroq.
– Espèce d’idiot ! Tu as failli nous tuer ! Quel génie, tu peux le dire ! Nous n’aurions jamais dû nous enfuir !
Aucune réaction. Il resta immobile, inerte sous la pluie qui tombait à verse. D’un coup, je ressentis une vague d’horreur absolue.
– Auroq ! Auroq ! Réveille-toi ! (Je lui secouai les épaules, mais il ne bougea pas.) Non ! Non… Reviens… Ne me fais pas ça…
Quand il ouvrit les paupières, j’étais déjà en train de pleurer toutes les larmes de mon corps. Un insupportable sourire naquit sur son visage.
– Ben alors ? railla-t-il. Tu as cru que j’étais mort ?
Je lui assénai une gifle, ce qui provoqua un gémissement.
– Ho là, calme-toi ! Bon sang… Jamais vu une taupe aussi susceptible…
Il me fit tomber de son torse et se redressa en position assise. J’avais une terrible envie de l’embrasser et de le frapper à la fois.
– Aïe… se plaignit-il. J’ai le dos foutu…
– Nous avons bien failli être foutus tout court ! rétorquai-je. Non mais que t’est-il passé par la tête ?
Mon Ours s’étira un peu, fit craquer sa nuque avec une grimace.
– Je ne voulais pas qu’elles nous attrapent. Je dois te rappeler où j’en suis avec le Conseil et les intendants ?
Ce fut à mon tour de grimacer.
– Tout est de ma faute... Jamais nous n’aurions dû entrer là-bas.
– Au moins, c’était divertissant, me taquina-t-il.
Il se leva avec souplesse, comme s'il ne souffrait pas comme moi par tous les pores de sa peau. Quand il regarda au loin, je me souvins que nous nous trouvions dans la prairie. Sur la terre ferme. Pétrifiée, je fixai Auroq, dressé sous l’averse dans son kimono moiré par l'humidité. Il inspirait à fond, la tête renversée vers les nuages d’orage, comme pour savourer l’air froid et le contact de la pluie. L’espace d’une seconde, j’eus l’affreuse impression qu’il allait s’évanouir en un claquement de doigts, disparaître à jamais dans la prairie. Une grande peur m’envahit.
Mais à la place, il se tourna vers moi, tranquille et apaisé – plus apaisé qu’il ne l’avait été depuis des mois, ou des années.
– Regarde, c’est pas beau ? me dit-il. Dans la même journée, tu auras découvert à la fois le dernier étage et le rez-de-chaussée.
Je n’étais jamais sortie de la Maison. Les Dames ne connaissaient pas l’extérieur, sauf quelques rares botanistes et herboristes qui disposaient d’une autorisation spéciale. Muette, je contemplai la boue qui maculait mon corps et mon nagajuban. Cette terre était semblable à la nôtre, et pourtant si différente ! Elle venait du dehors, pas des jardins. Je m’accroupis et caressai doucement l’herbe folle qui jaillissait sous mes pieds. « Comment allez-vous rentrer au neuvième étage ? » demanda une petite voix anxieuse dans ma tête. Je la fis taire aussitôt. Elle soulevait trop de questions sans réponses.
– Moi qui pensais que tu allais regarder la vue, ronchonna Auroq. Mais non, madame se contente de fourrer son nez par terre.
Il ne pouvait pas comprendre. Lui avait grandi dehors ; il avait vécu quinze ans dans la mine. Mais moi, pour la première fois, je marchais sur un sol qui n’était pas superposé au-dessus d’un autre. Je marchais sur le sol. C’était le premier niveau, celui que je n’avais pas le droit de fouler, celui qui n’avait pas d’escaliers. À l’idée que sous mes pieds se trouvaient des dizaines de tonnes de terre, de galeries et d’animaux fouisseurs, je ressentis un étrange vertige.
La pluie se clairsema, puis cessa tout à fait. Je levai les yeux et vis un rayon de lumière pâle glisser dans une percée entre les nuages, comme un éclat d’argent liquide. En claudiquant, je me levai sur mes jambes tremblantes et regardai autour de nous. De l’herbe, de l’herbe à perte de vue. Au loin se trouvaient les troncs sombres de l’exploitation forestière ; à l’opposé, la plaine formait des vallonnements doux sur lesquels glissaient les ombres du ciel. La chaîne de montagnes formait comme une dentelle bleuâtre à l’horizon. Il ne semblait pas y avoir de limites sur cette terre, pas de fin. Cette idée me fit presque peur. J’avais contemplé le sol toute ma vie, mais vu d’ici, tout cela était bien plus impressionnant. Je pouvais marcher sur des centaines et des centaines de mètres, droit devant moi, et rien ne m’arrêterait jamais : pas de cloisons, de rambardes, d’arches ni de piliers. Je pouvais marcher des années sans que mon voyage n’ait de fin.
Les yeux grands ouverts, je tournai sur moi-même pour tenter de saisir cet instant dans son entièreté : de garder en mémoire les oiseaux qui planaient dans le ciel, la caresse des herbes contre mes jambes, l’air froid qui faisait claquer mon habit trempé. Cette brise-là sentait le pétrole, la terre et le fer ; c’était le noroît, le vent du nord-ouest, réputé pour porter les effluves de la mine. À côté de moi, Auroq avait les yeux fermés. Le noroît lui ramenait sans doute toute son enfance en mémoire.
– Alors ? me dit-il en rouvrant les paupières. Ça te plaît ?
Je détournai le regard, prise en flagrant délit de contemplation.
– C’est très beau. Je ne pensais pas que tout était si… si grand.
– Venant d’une fille qui vit dans une baraque haute comme une montagne…
– Mais ici, il n’y a aucun mur, soufflai-je. Tout est si vide !
Cette absence de parois verticales me perturbait. Je me sentis mieux en regardant la Maison : elle se dressait à quelques mètres de nous, gigantesque et muette, comme un pan de bois noir dressé vers le ciel, si haut qu’on n’en distinguait pas le faîte. Au pied du mur se trouvait notre corde, enroulée en un tas informe, ainsi qu’une grille aussi large qu’un plateau de monte-charge. Dans la Maison, les menuisières se servaient de ce genre de supports pour déplacer des poutres ou des pièces lourdes. C’était le plateau que nous avions désespérément cherché tout en haut. Mais pourquoi faire descendre ce bois-là jusqu’au sol, sur plus d’un kilomètre ? Se débarrassaient-elles des planches démantelées là-haut ? Non, il était impossible de gaspiller du bois ainsi. Je me serais plutôt attendue à ce qu’elles l’utilisent dans la Maison…
Et d’un coup, je compris. La conversation des deux menuisières me revint brutalement en mémoire, ainsi que les mots de Dame Mangala.
« Le chancre couvre les arbres de plaies et finit par les tuer. Or notre Maison, louée soit-elle, a besoin d'un apport en bois très conséquent... »
– Bon sang… chuchotai-je. Les menuisières, elles… Elles détruisent les étages du haut pour… pour récupérer du bois…
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