28.5

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Je la dévisageai.

– Personne ne te jugera pour cela, fit la voix grave de son Ours derrière elle. C’est moi qui serai déclaré infécond.

– Granit, nous savons tous les deux que le problème vient de moi. Et bientôt, tout le neuvième étage le saura lui aussi.

– Comment l’as-tu appris ? murmurai-je.

– Une doctoresse m’a palpée. Cela fait deux mois, je ne suis toujours pas enceinte. (Nasti posa une main sur son ventre.) Je suis vide à l’intérieur. Je n’ai pas le nid que toutes les Dames possèdent, qui permet d’accueillir les petits… Je le savais déjà. Je n’ai jamais saigné comme les autres filles. Ma mère le savait elle aussi. Mais elle gardait tout de même espoir, je crois.

Elle baissa le museau, appuya sur ses paupières du bout des doigts pour empêcher les larmes de couler. La mésange s’envola.

– À présent, il n'y a plus aucun doute. Je l'ai déçue et je vais vieillir seule, sans pouvoir offrir de descendance à la Maison.

Tel serait mon cas également, mais Nasti ne pouvait pas le savoir. Elle l’apprendrait bien assez tôt quand la rumeur se répandrait. Sa douleur toucha quelque chose en moi ; elle me tira de mon engourdissement, força mes émotions à ressurgir. Lentement, je me tournai vers elle. Puis je m'inclinai et touchai mon cœur, suivi de mon front, dans ce geste rare et intraduisible en mots qui signifiait tout à la fois « Je te respecte », « Je compatis à ta douleur » et « Je serai là si tu as besoin de moi ». Nasti me dévisagea. Il y eut comme une ombre de surprise qui passa sur son visage morne.

– Je connais le secret de ta naissance, dis-je avec sincérité. Je l’ai appris récemment. Je voulais simplement te dire… te dire que j’aurais pu devenir ton amie quand nous étions enfants, et que même si tu ne veux certainement pas de mon amitié à présent, je suis prête à te l’offrir encore.

Elle fixa le sol. Jusque-là dépourvu d'expression, son visage se déforma soudain comme s’il tentait de contenir un monstre de rage. Elle le maîtrisa vite, mais c’était trop tard. Quand elle releva ses yeux verts sur moi, ils étaient emplis d’une haine suffoquante. Je reculai d’un pas en comprenant mon erreur.

– Alors c’était toi, dit-elle d'une voix sourde. « Une de tes camarades sait », m’a dit ma mère. Mais elle n’a pas voulu me donner son nom. Elle craignait sans doute que je commette une erreur.

Nasti fit un pas vers moi, puis deux. Son regard fou m'effraya. Lorsqu’elle m’asséna une gifle retentissante, je trébuchai en arrière et ma cheville se tordit. Je m’écroulai sur le sol dans le bruit spongieux de l’herbe.

– Ose dire un seul mot de cela, à qui que ce soit, et je m’assurerai que tu en souffres, souffla-t-elle.

Je voulus me relever, mais elle m’écrasa la main avec sa lourde geta de bois noir. Tout mon bras hurla de douleur ; seul un souffle aphone sortit de ma bouche. Nasti mit tout son poids sur son pied. Un éblouissement fit tanguer le monde autour de moi.

– Tu n’avais pas à savoir ce secret. Il ne te concerne pas. Il pourrait même te faire tuer si tu n’y prends pas garde. (Elle se pencha vers moi. Des larmes muettes me trempaient les joues.) Je pourrais te pousser dans le vide, juste là, et personne ne m’accuserait jamais. Personne ne se poserait la moindre question. Car hormis ta famille dégénérée, aucune d’entre nous ne t’apprécie. Tu n’es qu’une misérable truie.

« Je ne trahirai jamais ton secret », voulus-je désespérément dire. « Tu peux me faire confiance. » Mais mes lèvres ne m’obéissaient pas. J’étais tétanisée, piégée dans mon propre corps. Un instant, je me vis tomber du haut du neuvième étage. Je regardai mon corps s’écraser plus de cent mètres en contrebas, se disloquer sur la prairie.

– Comment l’as-tu appris ? siffla Nasti. Qui te l’a dit ? Qui ?

Derrière elle, Granit me dévisageait, muet, le visage déformé par la terreur.

« Personne », répondis-je en moi-même. « Personne. »

– Qui te l’a dit ? hurla Nasti qui perdait tout sens commun. Réponds ! Tu voulais me nuire avec cette information, n’est-ce pas ? Tu voulais te venger de tout ce que j’ai pu te faire !

La peur la défigurait.

– Granit ! ordonna-t-elle. Va chercher une grosse pierre. La plus lourde que tu pourras porter.

L’Ours hésita.

– Une pierre ?

Quand elle lui lança un regard froid comme la glace, il coucha les oreilles en arrière, avant de s’incliner.

– Je ne vais pas te tuer, susurra Nasti en revenant à moi. Ma mère n’apprécierait pas. Mais je sais qu’elle voulait te donner une leçon. Une bonne leçon, que je vais me charger de dispenser à sa place. (Ses yeux étincelaient.) N’essaie même pas d’en parler à qui que ce soit. Ma mère a des soutiens très haut placés au Conseil. Personne ne te croira, de toute manière. Ce sera ta parole contre la mienne, et nous savons toutes les deux à quel point la première ne compte pas. (Elle se pencha vers moi, et la douleur dans mes doigts fut telle que je ne vis plus rien pendant une seconde.) On pensera que tu as trébuché dans un escalier, que tu me discrédites par jalousie. C’est là tout ce dont ton engeance est capable.

– Je ne t’ai jamais fait de mal, parvins-je enfin à articuler. Je garderai ton secret, je…

– Tais-toi ! Tu ne mérites pas ma confiance. Tu ne mérites rien. Regarde-toi ! Je te déteste. Depuis mon enfance, l’on m’a répété qu’il fallait souffrir pour être une Dame, encore et encore, et j’ai souffert chaque jour. Chaque jour ! (Nasti me dévisagea de haut en bas.) Mais toi, tu es née Dame, tu as eu cette chance, et regarde ce que tu en as fait. Tu es bouffie comme une laie, avec de vulgaires mamelles et une graisse qui tremble quand tu marches ! Ta seule vue me dégoûte. Tu n’as jamais souffert comme moi, jamais fait d’effort pour tenir ton rang, et le plus absurde de tout cela, c’est que ta grotesque mère ne t’en tient pas rigueur ! Même ta sœur, la plus noble danseuse du neuvième étage, a l’inconvenance de te témoigner son affection ! Alors que moi, moi je dois maigrir et souffrir pour mériter un mot de ma mère, travailler des jours pour un seul regard satisfait. Et tout cela pour quoi ?

Les phrases de Nasti devenaient de plus en plus hachées, difficiles à comprendre. Ses yeux débordaient de larmes. Elle griffa son ventre à travers la soie de son nemaki.

– Pour un ventre vide ! Pourquoi n’ai-je pas eu le droit à tout ce que toi, tu as ? (Elle me donna un coup de pied dans l’estomac et je me pliai en deux.) Ce ventre-là n’est sûrement pas vide. Il n'y a certainement pas que de la graisse, là-dedans ! Je méritais ta naissance bien davantage que toi !

Des pas lourds s’approchèrent. Un monstrueux espoir me fit suffoquer : peut-être ses éclats de voix avaient-ils attiré quelqu'un, peut-être quelqu'un allait-il me venir en aide... Mais quand je tournai la tête dans la boue, je ne discernai que Granit à travers l'écran flou de mes larmes. Il portait une très lourde pierre, d’une forme parfaitement sphérique, comme celles qui bordaient les allées. Quand je tentai de fuir, le poids de Nasti sur ma main gauche me cloua au sol.

– Alors voilà ta leçon, petit goret, souffla-t-elle. C'est un simple avertissement. Ose seulement t’en prendre à moi, à ma mère ou à notre réputation, et nous te ferons très mal. Ose parler de cela autour de toi et je me vengerai au centuple, sur toi ou sur ta famille… Comme quand nous étions enfants. Te souviens-tu ? Tu avais si peur que je te fasse du mal. (Elle appela son Ours sans lever les yeux.) Granit ! Viens ici avec la pierre.

Je me débattis, l’esprit saturé par la panique.

– Auroq ! hurlai-je à pleins poumons. Auroq !

La réalité me rattrapa d’un coup, avec la violence d’une gifle en pleine face. Il n'était plus là. Il se trouvait déjà bien loin d'ici. Un gros sanglot me coupa le souffle quand je m'en souvins. Nasti observa les environs, vigilante, avant de se permettre un rictus.

– Quel dommage. On dirait bien que tu es seule, aujourd’hui.

Je cherchai désespérément quelqu’un alentour, mais le jardin était désert. Nous étions si loin de la Maison ! Il n'y avait ici que le ciel et le vide. Et ces témoins-là se moquaient bien d'une petite chose insignifiante telle que moi.

– Approche, Granit ! lança Nasti. Regarde cette pauvre boiteuse. Voyons si nous pouvons remettre droite cette déplaisante patte folle...

L’Ours obéit, du dégoût plein les yeux. La pierre était si lourde que ses bras tremblaient. Quand il s'approcha de ma jambe gauche, la terreur m'engourdit totalement.

– Auroq, murmurai-je, hagarde.

Mais Auroq ne viendrait pas. Il ne viendrait plus jamais.

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