29.4
Dans un concert de grognements, les gosses enfournèrent dans leurs joues le reste de leur déjeuner et s’activèrent dans le terrier. Ils venaient d’avoir quatorze ans ; ils étaient désormais soumis aux mêmes horaires que les adultes. De l’aube jusqu’au crépuscule, ils foraient les entrailles de la terre puis rentraient s’affaler sur leurs couches de paille, fourbus jusqu’aux os. Un quotidien qui avait été le mien, jadis. J’aidai Muto à boucler sa ceinture ; ce gamin était trop sec, tout en muscles noueux. À son âge, ce n’était jamais bon. Les kilos en plus étaient une question de survie.
– Tu vas faire quoi, tonton, aujourd’hui ? me demanda Raffe. Toujours les explosifs ?
– Oui. On y est presque, mais il faut encore faire d’autres…
… tests.
Je me figeai lorsque des pas lourds retentirent dans le couloir, martelant la terre en rythme. Une fine poussière dégringola des poutres du plafond. Autour de moi, mon frère et mes neveux se statufièrent. Cette cadence était bien connue à la mine.
– Merde ! éructa Sperar à voix basse. Merde, merde ! Muto, file ton matos à ton oncle ! Vite, vite !
J’enfilai la ceinture du gosse, pourvue de tous ses outils. Les burins et les maillets de pierre pesaient lourd sur ma taille.
– Dos au mur ! me siffla Sperar. Et te retourne pas !
Il n’eut pas besoin d'insister. Je savais ce qu’il se passerait si ceux-là apercevaient les quarante-quatre cicatrices sur mon dos. Le bâton qui punissait les gars d’ici ne laissait pas ce genre de marques. Je tins ma tête légèrement de côté afin de camoufler mon oreille gauche.
Un Ours apparut dans l’encadrement, si massif que les poutres qui étayaient le tunnel le forcèrent à baisser la tête. Deux autres entrèrent à leur tour. Mon pouls accéléra dangereusement. Chacun portait un pan de soie bleue sur le torse, noué sur l’épaule. Une taille bien supérieure à celle des foreurs, un pelage propre et brillant, des yeux vifs et non ternis par la vie obscure qu’on menait ici : c’étaient bien des sous-intendants de la Maison. Et ces trois-là n'étaient pas là pour vérifier les quotas. Je réprimai un réflexe de fuite.
– Êtes-vous bien Sperar, fils de l’année 1036 ? exigea le premier en guise de salut.
Il me regardait moi, et je dus contenir ma nervosité alors que Sperar corrigeait :
– Nan, c’est moi. C’est mon frère que vous r'gardez là. Entrez… faites comme chez vous.
Ils n’avaient pas besoin qu’on le leur dise. Ils étaient partout chez eux.
– Parfait, lança l’un d’eux en consultant sa tablette de bois. Petite visite de contrôle pour vos fils, vous avez l’habitude.
Je me remis à respirer. Ils n'étaient pas là pour moi. Je détestais quand les contrôleurs débarquaient sans prévenir ; leurs déplacements étaient imprévisibles. L'Ours se tourna vers l’un des gosses.
– Toi, quel est ton nom ?
– Raffe, répliqua l’intéressé d’une voix revêche et méprisante.
Je lui fis les gros yeux de l’oncle en colère. Il fallait qu’il cesse de prendre ce genre de tons avec les intendants. C’était dangereux pour lui, mais il ne semblait pas le comprendre. Aucun de ces gamins n’avait connu la Maison.
– Bien. Mets-toi sous la lampe, mon garçon. Là, au milieu.
Raffe obtempéra. Sur un geste de l’intendant, ses collègues s’avancèrent et commencèrent à l’ausculter sans un mot. Ils évaluèrent son niveau de graisse, l’état de ses muscles, vérifièrent qu’aucune de ses dents n’était pourrie, que la cornée de ses yeux restait bien blanche. Raffe se laissa faire en silence, bougeant sur demande, contractant ou détendant les muscles comme un pantin tiré par des ficelles. Je n’étais pas inquiet pour lui. C’était le plus fort de la portée, râblé, musculeux et toujours en bonne santé. Il avait les yeux très clairs, comme ses frères. Cela me rappelait souvent Bsor, un ami d’enfance à l’entresol, et parfois j’imaginais qu’ils étaient ses fils. Que je veillais sur les enfants de Bsor. Mais bien sûr, les âges ne concordaient pas.
– D’habitude, vous v’nez plus tôt, maugréa mon frère qui ne connaissait pas le mot patience. On va être en r’tard pour pointer.
– Vous aurez un passe-droit, dit l'intendant tranquillement. Nous avons eu un imprévu.
À ces mots, je regardai son fouet, à sa ceinture. L’instrument luisait de sang. Un imprévu. Cet Ours-là ne prenait pas soin de son matériel. Les intendants soigneux faisaient toujours claquer la lanière plusieurs fois, après le châtiment, pour la nettoyer. Je l’avais appris à mes dépens.
– Bien, fit le chef. Viens, mon garçon. La suite se fera dans le couloir.
Ils allaient lui poser des questions plus personnelles, des questions sur son père adoptif et la relation qu’ils entretenaient ensemble. Sur des gestes déplacés que Sperar aurait pu avoir envers lui. C’était ce qu’ils faisaient toujours. Raffe et ses frères connaissaient le rituel par cœur : il se déroulait deux fois par an. À mon époque, ces visites n'existaient pas. Une loi avait dû passer au Conseil entre temps. Les Dames ne confiaient plus leur progéniture à n’importe qui... Quelle différence pour ces pauvres gosses dont elles ne voulaient pas, qui mourraient jeunes, usés par le puits de forage, les articulations détruites et les poumons noircis par la poussière de charbon ? L'hypocrisie de ces contrôles me tirait toujours un sourire amer.
Heureusement pour lui, Sperar faisait un père exemplaire. Les mauvais pères ne finissaient pas bien, en général. La Maison n’avait aucune pitié pour eux.
Après Raffe vint le tour de Seko, puis de Muto. Celui-ci nous lança un regard nerveux lorsqu’il les suivit dans le couloir. Il allait devoir s’exprimer ; Sperar et moi savions le calvaire que cela représentait pour lui.
Nous savions aussi ce qu’il allait se passer ensuite. Et cela ne manqua pas.
– Celui-ci est bègue, lança le chef en revenant à nous, la main sur l’épaule de Muto.
La toute première fois, ni mon frère ni mes neveux n’avaient su ce que signifiait ce mot. J’avais dû le leur expliquer. Une décennie plus tard, ils le connaissaient mieux que personne.
– On est au courant, figurez-vous, renâcla Sperar. Les intendants disent ça chaque fois.
Un éclair passa dans les yeux sombres de l’Ours. Du mécontentement.
– On vous le dit parce que vous êtes censé régler le problème. (Il consulta son registre.) Cela fait dix ans. D’après les notes de mes prédecesseurs, cela semble s’être aggravé.
Sperar appela son fils adoptif d’un geste ; celui-ci se précipita vers lui, heureux de quitter l’emprise de l’intendant.
– Ouais, bah, c’est possible. Il aime pas parler. J’vais pas le forcer.
Je ne pus m’empêcher d’intervenir :
– Ce n’est pas le genre de problèmes qui se règle comme ça. Il ne suffit pas de claquer des doigts.
Je savais que je ne devais pas attirer l’attention, mais c’était plus fort que moi. Muto était mon neveu préféré. Le timide, le doux Muto, celui qui avait longtemps subi les coups et les insultes des autres gosses. Il me rappelait tant Picta. J’avais chargé Raffe de le protéger, mais une présence rassurante ne faisait pas tout. Je le savais bien.
L’Ours massif plissa les yeux vers moi. Il devait garder les oreilles couchées pour ne pas frotter le plafond de terre ; cela lui donnait un air furieux en permanence.
– Tous les problèmes se règlent. Il suffit de chercher la cause, de la trouver et de l’éradiquer. (Son regard se ficha dans celui de Sperar.) Il vaudrait mieux pour vous que cette tare ait disparu au prochain contrôle.
– Mais qu’est-ce que ça peut bien vous foutre, à vous, qu’y soit bègue ? gronda mon frère.
Je serrai les dents. Sperar jouait avec le feu. Certains intendants n’acceptaient pas qu’un foreur leur parle ainsi.
– À moi, rien, trancha l’autre. Mais cet enfant appartient aux Dames, comme ses frères, comme vous et le reste de vos congénères puants et illettrés. Et les Dames n’acceptent pas les difformités, les vices et les anomalies. Vous le savez. Votre fils ne leur fait pas honneur !
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