Chapitre 30

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Sperar et ses fils prirent l’énorme monte-charge, vieillot et brinquebalant, qui les descendrait jusqu’au vingtième niveau de la mine. De là, ils rejoindraient leur tunnel de forage et creuseraient toute la journée, dans la poussière, l’air vicié et le bruit sourd des outils qui martelaient la roche.

Seko chercha mon regard une brève seconde, comme toujours. Le pauvre gosse avait la même angoisse que moi. Une peur dévorante des tunnels et de l’obscurité, qui lui bouffait les tripes chaque fois qu’on l’envoyait dans les boyaux les plus étriqués. Il était encore jeune et svelte ; les contremaîtres ne s’en privaient pas.

Quand le monte-charge descendit lourdement, son regard bleu fut fractionné par les grilles de fer, avant de disparaître pour de bon dans les grincements des rouages.

« Tiens bon, mon garçon », pensai-je comme tous les jours.

Puis je me détournai. Je longeai les galeries vers l’Est, méfiant et furtif, sans jamais me perdre dans ce labyrinthe obscur. Les halos jaunes des lampes tremblotaient à intervalles réguliers. Je prenais bien garde de tendre l'oreille à chaque intersection ; le pas des intendants se repérait de loin. Au bout d'un certain temps, j'atteignis la longue échelle verticale qui menait vers la surface.

La mine était divisée en plusieurs zones, sur des dizaines de niveaux. À mon retour de la Maison, je n’avais pu m’empêcher de comparer les deux : la mine était telle un reflet inversé, presque aussi profonde que la Maison était haute.

Les premiers niveaux, proches de la surface, étaient occupés par les terriers, les tavernes et divers lieux communs. Le puits de forage ne commençait qu’au septième niveau. Il s’enfonçait dans les entrailles de la terre jusqu’au niveau soixante.

Sous la surface, la mine s’étendait sur une superficie inconnue. Les foreurs n'avaient pas leur pareil pour concevoir des galeries solides, mais ils ne cartographiaient rien, n’organisaient rien. Certains tunnels de forage vieillissaient depuis des décennies, à l’abandon depuis l’épuisement des gisements ; d’autres avaient été creusés dans l’urgence et désertés tout aussi vite, en l’absence de filons intéressants. C’était un labyrinthe anarchique, en perpétuelle évolution. Les gars les plus vigoureux et les quelques bagnards punis par la Maison œuvraient dans les tunnels les plus sombres, les plus oppressants, sous le niveau cinquante. Certains n’en ressortaient pas. Si une lampe s’éteignait, sans coéquipiers proches, on se perdait vite et la terre étouffait tous les cris. Parfois, on retrouvait un cadavre à moitié dévoré par les rats. D’autres fois, un « furet » – un gosse envoyé en reconnaissance dans une galerie très étroite – se retrouvait coincé ou commençait à paniquer. S’il s’était enfoncé trop loin, il finissait asphyxié avant d’avoir pu suivre sa corde de rappel jusqu’au bout.

Peu d’Ours, à la surface, imaginaient que la prairie sous leurs pieds était trouée de tunnels presque jusqu’aux montagnes qui couronnaient l’horizon. Mille ans que la Maison régnait. Mille ans que les foreurs creusaient, élargissant la mine dans toutes les directions.

Chaque année, ils devaient aller toujours plus loin, plus profond, pour trouver de nouveaux filons. Dans certaines galeries, on avait étayé de petites salles de repos afin que les foreurs dorment sur place. Quand il fallait déjà une demi-journée pour accéder au tunnel de forage, mieux valait rester sur place le plus longtemps possible.

Le seul fait d’imaginer ce qu’enduraient les bagnards, au niveau soixante, me coupait la respiration.

Je grimpai l’échelle sur des mètres et des mètres, dans la lumière du soleil qui trouait la mine en un puits vertical. Le silence régnait : tous avaient déserté les terriers, sauf certains pères qui veillaient sur des fils trop jeunes pour être laissés seuls. Ils me regardaient passer en silence, petite silhouette suspendue dans le puits de lumière. Certains me firent des signes.

– Chanceux ! me lança un ami avant de retourner chez lui, deux gosses dans les bras et un troisième pendu au cou.

En débouchant à l’air libre, j’inspirai une énorme goulée d’air. C’était le plein été ; à la surface, ça tapait déjà fort. Le vent sentait le pollen et les fleurs des champs. Il me fallut plusieurs minutes pour m’accoutumer à la lumière, en clignant des yeux comme un vieux hibou.

– Encore en vadrouille, le paria ?

Je me tournai vers Toise, le gardien. Allongé dans l’herbe, une tige entre les dents, le vieillard offrait son ventre gris à la caresse des rayons. Son fouet traînait non loin.

– T’es pas censé le surveiller, ce trou, au lieu de siester comme une larve ? grommelai-je.

– Oh, mais c’est qu’on est de mauvaise humeur, aujourd’hui, bâilla-t-il sans aucune prestance.

Beaucoup de rumeurs circulaient sur Toise. On racontait à l’origine, ils étaient deux gardiens, mais que l’un des deux avait très mal fini. On racontait aussi que Toise avait été un intendant comme les autres, dans sa jeunesse. Mais il aurait été assigné à la surveillance de la mine contre son consentement, chassé des murs de la Maison, obligé de dormir là, de vivre là, parmi les foreurs qu’il détestait. Et il en aurait conçu une vive haine à l’égard des Dames qu’il admirait jadis.

Je ne croyais pas à ces mythes. Toise n’était qu’un ivrogne solitaire, un fainéant qui laissait sortir n’importe qui contre une rasade d’alcool. Pour les foreurs et pour moi, avoir un tel gardien était une aubaine, mais je ne pouvais m’empêcher de le mépriser. Peut-être avait-il été droit et zélé quarante ans auparavant, mais plus personne n’était là pour le confirmer. Les gars d’ici mouraient tôt ; trop tôt pour atteindre l’âge de cet énergumène.

Je lui jetai ma gourde, remplie de l’odieux alcool de betterave de Sperar. Il l’attrapa au vol et la vida cul sec.

– Passe mes compliments à ton frère ! C’est un grand cru.

Avec un regard mauvais, je récupérai la fiole.

– Tu me dénonces pas, hein ?

C’était la question rituelle, celle que je lui posais presque chaque jour depuis quinze ans. Il fit un geste ennuyé comme pour chasser une mouche.

– Oh, suffit. Va-t-en, mon précieux passeur d’alcool. Qui dénonce ses fournisseurs ? Il faudrait que je sois fou.

Je m’éloignai en maugréant pour moi-même. La Maison aurait pu le faire remplacer dix fois, vingt fois. Mais ce vieillard savait faire le beau devant les intendants qui passaient. Et surtout, je soupçonnais les Grandes Dames de se moquer éperdûment de lui. Il n’était que symbolique. La vraie raison qui empêchait les foreurs de s’enfuir, ce n’était pas ce pauvre gardien pathétique. C’était le pointage, à la mine. Si un gars ne pointait pas un matin, il savait que les contremaîtres battraient ses proches le soir-même. Dix coups de bâton pour les adultes – frères, père, compagnon, peu importait. Cinq pour les gamins. Si le fuyard ne pointait pas le lendemain non plus, le châtiment se reproduisait. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu'il revienne au forage.

De toute façon, les miens n’avaient nulle part où aller. Ils ne connaissaient que la mine. Ils ne savaient pas vivre à l’extérieur. La Maison le savait bien.

Tant que les foreurs remplissaient les quotas, personne ne se souciait qu’ils sortent prendre le soleil sur leurs rares heures de liberté.

Par contre, comme tous les ouvriers extérieurs, ils avaient interdiction formelle de s’approcher à moins de cent pas de la Maison. Dans la mine, on racontait que le dernier qui avait essayé avait péri très vite, battu à mort par les intendants.

C’était faux.

Ou du moins, ce n'était pas le dernier. Depuis, mes gars et moi avions trouvé le moyen de tromper leur vigilance.

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