31.2

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– Putain les gars, nous v’là chez les Taupes, grogna leur meneur, que je connaissais bien sans avoir une entière confiance en lui.

– J'aime pas ça du tout, dit un autre. J’espère qu’ça vaudra l'coup. 

Eux aussi étaient nombreux, plus que je ne l'avais escompté. Ils contemplèrent les lieux en restant sur leurs gardes. Un des plus jeunes renifla une de nos lampes à pétrole, avant de cracher ses poumons à cause de l’odeur. Des rires moqueurs se firent entendre du côté des miens, suivis d'une voix claire, un peu éraillée.

– Hé, râlez pas, les Bûches ! Chez nous, on fait un alcool de betteraves à tomber !

Sperar. Il brandissait son éternelle gourde et affichait son air le plus crétin. La moitié de la foule se retourna vers lui. Je retins à peine un grondement de frustration ; j’avais hâte que les retardataires arrivent pour passer enfin aux choses sérieuses.

– Mon gars, Auroq m’a d’jà fait goûter, c’est vénéneux ton truc, riposta un tourbier à mon frère.

– Passe, fais voir, railla un bûcheron. Chez nous, on fait d'l'alcool de châtaignes, y a rien de mieux ! J’parie que c’est dégueu, ton truc de betteraves !

Sperar s'avança à travers les rangs pour lui passer obligeamment sa gourde. Dans le plus parfait silence, le bûcheron s'avança à son tour. Tous les autres observaient l'échange avec vigilance. Le bûcheron vida la gourde cul sec, déclenchant les vivats de son clan, puis il s’étrangla violemment et subit une quinte de toux monumentale, ce qui provoqua les hourras des nôtres.

– C’est d’la piquette, parvint-il à articuler avant de s’écrouler, au bord de l’agonie.

– D’la piquette, mes betteraves ? s’insurgea Sperar parmi les rires. C’est un grand cru, oui ! Mais ça m’étonne pas venant d’une Bûche ! ‘Savez pas c’qui est bon, vous, les bouffeurs de feuilles !

Quand un tourbier lui arracha sa deuxième gourde et la vida aussi, par pur défi, avant de succomber au même mal que le bûcheron, l’hilarité devint générale.

– Alors, c'est d'la piquette ? répéta Sperar. Bande de puceaux ! C'est ça qu'on boit ici, chez les vrais mâles !

Des huées et des sifflements saluèrent sa pique. Même moi, je ne pus retenir un sourire. La méfiance avait disparu de la plupart des visages.

Mon sourire s'évanouit lorsque deux Ours pénétrèrent dans la salle d’un pas vif. Les derniers retardataires. Paz et Roc.

– Non mais qu’est-ce qui se passe ici ? Arrêtez tous de rire comme des cons !

Parmi les foreurs, le silence se fit ; les Bûches et les tourbiers plissèrent les paupières pour jauger les nouveaux venus. L’aura d’autorité qu’ils exerçaient sur les miens ne devait pas leur plaire. À vrai dire, cela ne me plaisait pas non plus. Paz et Roc n'étaient pas juste deux foreurs ; ils étaient le couple le plus connu du niveau trois. Âgés de presque cinquante ans, c’étaient des contremaîtres et des montagnes de muscles qui auraient pu en remontrer aux intendants – et d’ailleurs, ils les défiaient régulièrement.

Surtout, c’étaient les deux chefs de la rébellion. Ce petit groupe indocile qui stagnait depuis des années, peut-être des décennies avant que je ne rentre à la mine et prenne contact avec eux. À l’époque, j’avais été l’étincelle qui leur manquait. Paz et Roc détestaient la Maison, mais ils ne la connaissaient pas comme je la connaissais. C’était grâce à moi qu’ils avaient pu mettre un plan sur pied.

Ils haïssaient les Dames. Une haine mortelle, viscérale.

Le pire des deux restait Paz, sans aucun doute. Contrairement à la majorité des Ours présents, qui voulaient lutter contre leur esclavage, sa colère était due à un tout autre motif. Bien peu le savaient, puisqu’il avait tué ou roué de coups ceux qui osaient propager la rumeur, mais jadis, dans son enfance, il avait été élevé pour être vendu à la Maison. Comme mon frère Timor, comme mon neveu Erko, son père lui avait appris à réagir avec calme et douceur, à se tenir droit, à s’exprimer avec soin. Comme la plupart des enfants de cet âge, Paz voulait découvrir la Maison. C’était un destin honorable, qui lui assurerait une vie confortable, et qu’il acceptait.

Mais Paz n’avait jamais été acheté.

Au marché, aucune Dame n’avait voulu de lui. Comme moi, il avait vu ses voisins disparaître les uns après les autres, le laissant seul dans sa case de terre battue. Seul avec un numéro qui ne servirait pas. Personne n’avait jamais su pourquoi les Dames l’avaient rejeté. Bien sûr, tout le monde ne pouvait être choisi : chaque hiver, plusieurs gosses restaient sur le carreau. Mais en général, la raison était facile à trouver, alors que Paz, lui, n’avait pas de défaut physique. Il avait même un regard vert très vif, d’une teinte hypnotisante, qui aurait dû susciter l’envie des petites Renardes.

Je ne pouvais m’empêcher de penser que les Dames avaient senti la noirceur de son caractère.

On racontait qu’après son retour à la mine, Paz n’avait plus jamais été le même. Retourner dans les tunnels de forage lui avait tordu l’âme, au même titre que le rejet des Dames.

Voilà pourquoi je me méfiais de lui. Et voilà également pourquoi la plupart des gars de notre groupe le respectaient autant – plus que moi, qui avait pourtant tissé des liens d’amitié avec eux. Personne ne haïssait les Dames davantage que lui. Personne n’était si déterminé à les voir chuter. Cet Ours était mauvais comme la teigne et il me faudrait peut-être l’abattre s’il se laissait aller à ses plus bas instincts dans la Maison.

– Putain, fallait m’dire qu’on était là pour s’taper des barres, cingla-t-il de sa voix grave. (Du haut de sa taille, il toisa tous les gars présents.) Hein ? Allez-y, riez ! Riez, vous ferez peut-être tomber la Maison à distance rien qu’en gueulant comme vous faites !

Le malaise devint palpable. Tous les foreurs baissèrent les yeux devant son regard dur – même Sperar – mais pas moi. Je fus satisfait de voir que ni les Bûches, ni les tourbiers ne se laissaient impressionner. Un rictus découvrit les dents de Paz quand il s’en rendit compte.

– Sur ce, gronda-t-il. Tout le monde est là ? Alors à toi, le paria. Fais-nous ton petit discours de motivation des troupes, comme tu sais faire.

Mon échine se hérissa malgré moi. Je devais rester stoïque, ne pas réagir à l’insulte. Je n'avais gagné la confiance de Paz et de son groupuscule que grâce à deux choses : je leur avais donné des informations sur la Maison – sa configuration intérieure, les différentes entrées qui existaient – et je savais m’exprimer bien mieux qu’eux devant les foules.

Mais je n’étais pas assez fou pour croire au respect de Paz. Celui-là ne respectait personne d’autre que ses propres frères et Roc, son compagnon. Et j’étais certain que quelque part sous son crâne massif, derrière ses yeux verts, il me détestait pour avoir réussi à séduire les Dames. Pour avoir réussi, contrairement à lui, à entrer à leur service, alors que j’étais court sur pattes et lacéré de cicatrices.

Après m’être emparé d’une lampe, je grimpai sur notre estrade rudimentaire – un vieux wagon-tombereau dépourvu de roues, récupéré au vingtième niveau de forage, qui de loin ressemblait à une grosse caisse de bois.

Je portai le regard sur tous les Ours qui m’entouraient. Bouffeurs de terre, bouffeurs de vase, bouffeurs de feuilles, tous semblables à cet instant, une vague de têtes noires aux yeux levés vers moi. Nous étions plus de quatre cents. C’était gigantesque pour notre petit mouvement rebelle qui avait débuté à seize. Mon cœur cognait ma cage thoracique à grands coups. Je fis le vide un instant, muselant toutes mes pensées parasites.

Il était temps de produire l’étincelle du Brasier.

– Taupes, Bûches, tourbiers… lançai-je d’une voix forte. Je vous remercie d’être venus.

Dans cette caverne immense, sous les tonnes de roches aux angles aigus qui nous entouraient, mon timbre résonnait étrangement à l’oreille.

– Regardez-vous, ensemble dans les tunnels, ensemble dans la mine ! Qui l’aurait cru ? (Je marquai une pause.) Pourquoi vous ai-je rassemblés ici ?

Du coin de l’œil, je surveillai l’expression de Paz. Il n’aimait pas quand je conjuguais mes phrases à « je ».

– Pourquoi ? insistai-je d’une voix forte qui résonna entre les parois de terre.

– Pour le Brasier, clama Sperar dans le silence.

– Pour le Brasier ! scandèrent les voix plus juvéniles de mes neveux.

Je leur vouai toute ma reconnaissance pour tenter de dégeler un peu cette salle. L’arrivée de Paz avait brisé net ce qui commençait à se construire entre les clans.

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