32.2
Hello ! J'espère que vous allez bieen :D J'ai inséré ici des informations sur les bagnards, que vous avez déjà lues au début (mais que j'ai supprimées depuis, pour les mettre ici à la place). L'insertion est peut-être un peu naze. N'hésitez pas à me dire si des choses vous gênent, comme d'hab !
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– Y a jamais eu d’grosse révolte, y a jamais eu d’sang dans l’herbe. Ces cons d’intendants, ils ont que des fouets !
– Mais on l’aurait su avant, si c’était vrai ! contra le vieux. (Les hochements de tête des autres sceptiques lui redonnèrent un peu de courage.) Vot’gars, là, sauf vot’respect, c’est pas l’seul à être allé dans la baraque !
C’était parfait. Je n’allais pas refuser la perche qu’il venait de me tendre. Je me redressai et scrutai la foule, cherchant un autre paria, un bagnard qui n’avait pas encore purgé sa peine. Ils étaient peu nombreux dans nos rangs – à croire qu'ils espéraient encore le pardon de cette Maison qui les avait reniés – mais nous en avions quelques-uns, grâce à Paz.
Petit à petit, je m’étais rendu compte que parmi les ouvriers que je croisais tous les jours, certains portaient des bracelets de ferraille qui cliquetaient à chaque geste. Ils avaient des marques sur le dos. Les mêmes marques que moi. Quand la Maison punissait un Ours pour faute grave, elle l’envoyait parfois purger une peine de forage. Ils étaient peu nombreux, mais ces bagnards faisaient partie de notre paysage terreux et monochrome. Certains en avaient encore pour dix, quinze ans à forer. D’autres avaient fini par rejoindre la Maison, leur peine purgée, soulagés de retourner dans les brasiers des entresols. De quitter des ténèbres pour d’autres ténèbres. À croire que nous autres n’avions pas droit à la lumière.
Ils avaient les contremaîtres sur le dos en permanence. Les deux ou trois que nous avions parmi nous n’étaient là que grâce à Paz, leur contremaître, qui le leur permettait. Je le soupçonnais même de les avoir forcés à venir.
– Toi, là-bas !
Je désignai un vieil Ours, grisonnant et de petite taille, le dos tordu à cause de son labeur quotidien. Tous se retournèrent vers lui. Il sursauta dans le cliquetis de ses chaînes, pris sous le feu de presque quatre cents regards. Je tentai de me souvenir de son nom.
– Vergor, c’est bien ça ? (Il hocha la tête, voûté, misérable dans la foule.) Depuis combien de temps purges-tu ta peine ?
– Je ne sais pas, répondit-il avec l’articulation soignée de ceux qui ont grandi dans la Maison. J’ai cessé de compter. Plus de quarante ans, je pense.
Malgré moi, mon dégoût parut sur mon visage et la foule gronda devant cette peine lourde.
– Quand sortiras-tu de la mine ? m’enquis-je malgré moi.
Le vieux leva ses yeux chassieux.
– À ma mort. Je suis là à perpétuité.
Les grondements redoublèrent. Oubliant le sujet des armes, et ne pouvant réfréner ma curiosité, je le questionnai à nouveau :
– Pourquoi es-tu là ? Quelle faute as-tu commise dans la Maison ?
Il ne répondit pas et secoua la tête très brusquement, dans un tic nerveux qui me rappela « celui au nez fendu ». Son regard voltigea à gauche, à droite dans la foule, cherchant une échappatoire, mais il n’y en avait pas. Il était entouré d’Ours furieux qui le surplombaient d'une tête et voulaient connaître sa réponse. En désespoir de cause, il se retourna vers moi.
– Je ne peux pas… supplia-t-il. Cela ne se dit pas… Tu ne peux pas me demander ça.
Les bagnards étaient surnommés « langues de bois ». Aucun de ceux qui avaient quitté la Maison n’aimaient parler de leur passé. Pas par peur, mais par déférence. On ne crachait pas dans le dos de la Maison, même lorsqu’elle vous avait rejeté. Ce n’était pas pour rien que chez les Dames, un dicton disait « fidèle comme un Ours ». Cette expression me débectait. À l’idée que ce vieillard resterait fidèle malgré tout, comme je l’étais encore avec Picta – malgré moi, j’espérais encore la sauver de ma propre révolte –, une onde de dégoût courut sous ma peau.
– Assez de ces tabous qui nous tuent ! grondai-je. Dis-nous ! Pourquoi as-tu été condamné à perpétuité ?
Le vieux passa d’une jambe sur l’autre, atteint d’un grand malaise.
– J’ai… J’ai dénoncé ma Dame et sa famille.
– Dénoncé ? À qui, aux Grandes Dames ?
– Oui.
– Et pourquoi est-ce toi qui a été puni ? Qu’est-ce que ta Dame a bien pu te faire ?
Si j’avais eu deux sous de jugeotte à cet instant, j’aurais cessé d’insister, de faire souffrir ce vieillard ; j’aurais deviné ce qu’il essayait de cacher. Mais j’étais survolté, porté par la haine et l’ardeur de la foule, aveuglé par mon propre discours. Je voulais savoir. Je voulais pouvoir accuser la Maison d’un vice supplémentaire.
– Ma Dame… elle avait… (Un tic nerveux agita ses paupières, et il força sur sa gorge pour en sortir les mots suivants.) J’avais quatorze ou quinze ans… Elle était un peu plus jeune… Sa mère lui a dit de s’amuser avec moi, de s’entraîner pour quand elle serait plus grande. Pour quand elle serait apte à être fécondée.
Je dessaoulai aussitôt. Les autres Ours ne comprenaient pas ; pas encore. Moi si. Certains de mes congénères des entresols, à l’époque, avaient vécu la même chose que ce vieillard. Des rumeurs couraient chez les ouvriers les plus âgés. Chez les plus jeunes, ces choses-là se savaient, même quand on n’en parlait pas. Elles se voyaient dans le regard.
– Je prenais la poudre, bégaya le vieux. (Voyant que les autres ne comprenaient pas, il ajouta.) C’est un mélange de plantes. Ça vous coupe les envies, vous n’avez plus de désir, plus rien. Ça vous rend innocent comme un gosse. Tous les Ours de la Maison sont comme ça.
Un mouvement de recul se propagea à travers la foule, comme une vague.
– Sorcellerie, siffla Paz dans le silence.
Le vieillard se tenait courbé, recroquevillé sur lui-même. Il s’était tu sous le poids des regards posés sur lui. J’aurais voulu le laisser tranquille, mais je n’avais plus le choix. Il fallait qu’il achève son histoire.
– Et alors ? Qu’a fait ta Dame ?
Il m’implora du regard, mais je ne cédai pas.
– Elle m’a touché, marmonna-t-il. Là où je suis mâle. Elle a fait venir ses amies, ses sœurs, et elles aussi m’ont touché. Elles ont fait ça plusieurs fois, plusieurs années. Elles faisaient la même chose à leurs Ours. Plus tard, quand j’ai eu dix-sept ans, ma Dame m’a pris de force. Et ça a continué jusqu’à mes vingt-deux ans, quand j’ai arrêté la poudre. Je suis devenu un mâle entier. Mais là encore, ce n’était pas fini. Il fallait qu’on s’accouple pour donner une descendance à la Maison.
Quand son dernier mot s’évanouit, le silence tomba sur toute la caverne. Puis un bref éclat de rire résonna.
– C’est tout ? railla Paz d’une voix goguenarde. T’as baisé avec ta Renarde et t’en fais toute une maladie ? Tu t’rends compte que nous autres, on aurait bien aimé faire ça aussi ? Mais on peut pas, parce qu’on est coincés ici dans le naphte et la houille, à se tringler entre nous comme des cons !
Le vieil Ours se ratatina sur lui-même. Cette fois, j’allais tuer Paz. Je contractai les mâchoires ; heureusement, personne ne le suivit. Même Roc, son compagnon, affichait un air estomaqué sur son visage de brute.
– C’était comme un gamin, marmonna-t-il dans le silence. On touche pas aux gamins. Ça s’fait pas. C’est dégueulasse.
– Foutues Renardes, dit une autre voix.
– Faire ça à un gosse !
– Sales putes !
– Elles verront bien c’que ça fait quand on les…
Je frappai mon estrade d’un coup de talon.
– Tu es allé t’en plaindre au Conseil ? Et les Grandes Dames t’ont puni toi, non ta Dame ?
– Oui. Je n’aurais pas dû me plaindre. Ma Dame était dans son droit. Les Ours n’ont pas le droit de faire appel au Conseil, de toute manière… C’est ce qu’elles m’ont dit. Elles ont dit que j’étais un Ours infidèle, et qu’à présent que j’avais fait mon devoir, la Maison n’avait plus besoin de moi. Alors elles m’ont envoyé à la mine.
D’un geste, je ramenai le calme dans la salle lorsque tous commencèrent à gueuler des insanités. Tout au fond de moi, je ne pouvais m’empêcher de me réjouir : j’aurais pu tomber sur l’inverse. Un Ours qui aurait violé sa Dame. La plupart des bagnards étaient très probablement des violeurs. Leur témoignage à eux aurait pu refroidir certains gars, faire appel à ce qui leur restait d’empathie. Bien malgré lui, ce vieillard m’avait aidé à convaincre les derniers sceptiques que la Maison devait tomber.
– Toi qui as connu la Maison, dis-nous que les intendants n’ont que des fouets, lançai-je d’une voix forte. Confirme ce que j’ai vu.
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