Chapitre 33

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Cette nuit-là, je ne dormis pas. J'avais prévu d'autres plans.

Le seul fait d'y penser faisait battre mon cœur plus fort qu'il n'aurait dû.

Quand la réunion se termina, une fois tous les détails de la révolte réglés avec soin et répétés mille fois, les différents clans se retirèrent. Par petits groupes discrets, ils disparurent dans l’obscurité – certains par le boyau de sortie, les autres par le tunnel principal pour rejoindre leurs terriers.

J’attendis d’être bon dernier, puis, après avoir éteint ma lampe, je me glissai dans les ténèbres de la mine. Je suivis le tunnel, silencieux comme une ombre, et obliquai plusieurs fois jusqu’à revenir au puits central. Là, je gravis l’échelle en prenant grand soin de sauter les barreaux qui grinçaient – je comptais dans ma tête pour les reconnaître, je les avais appris par cœur.

Lorsque je débouchai à l’air libre, l’odeur de la terre chaude m’aéra l’esprit. La brise était tiède, paresseuse, et un mince croissant de lune brillait dans la voûte céleste. D’ici quelques jours, il disparaîtrait entièrement. Une nuit sans lune. Une nuit de révolte, de Brasier.

La nuit où la Maison tomberait.

– Alors, on va prendre l’air ? commenta la voix de Toise, qui se saoulait non loin.

Encore lui ! « Tu dors jamais, l'ivrogne ? » aurais-je rétorqué la veille. Mais plus maintenant. Après ce qu’il m’avait confié, je ne ressentais plus guère que de la pitié pour lui, associée à un vague dégoût. Toise disposait d’une alcôve pour dormir, creusée dans le bord même du puits, accessible à partir de l’échelle ; il n’avait qu’une pauvre couche de paille et de cuir, comme les foreurs, et mis à part en hiver, il n’y dormait jamais. Qu’il pleuve ou qu’il vente, je l’avais toujours vu traîner sa vieille carcasse à la surface, surveillant la mine de jour comme de nuit. Y avait-il vraiment eu deux gardiens, autrefois ? En tout cas, si son collègue était mort – encore une histoire qui avait suscité tant de rumeurs que plus personne ne savait la vérité –, la Maison n’avait pas jugé utile de le remplacer. Toise était resté seul.

Seul. Depuis plus de trente ou quarante ans.

– J’ai pas d’alcool pour toi, cette fois, lui dis-je.

Sa silhouette fit un geste désinvolte dans la pénombre.

– J’ai assez bu pour ce soir, mon gars. Et j’te dois une fière chandelle pour tout à l’heure. Passe.

Je me hissai à l’extérieur du trou et m’enfonçai dans les herbes hautes. En direction de la Maison.

– Où tu vas ? me demanda la voix du vieux.

Je me tendis.

– Ça me regarde.

– Va pas par là, le paria. Y a rien pour nous, là-bas. Plus rien du tout.

– Pour toi, peut-être, soufflai-je d’un ton très bas. Mais moi, j’y ai laissé beaucoup de choses.

Peut-être même un fragment de mon cœur dans les mains d’une petite Renarde, mais Toise n’avait pas à le savoir. Personne n’avait besoin de savoir.

– Moi aussi, dit-il. J’ai laissé une Dame là-bas. Et des enfants, aussi, sûrement.

Je me figeai. Bien sûr. Toise avait été esclave, comme moi. Il me ressemblait réellement, plus que je ne l'avais cru. Cette idée me déplaisait.

– ‘Doivent être vieux, maintenant, marmonna-t-il. Et elle aussi. Elle doit être bien vieille. Elle se souvient sûrement pas d’moi.

– Et pourtant, tu veux renverser la Maison ?

Il observa un long silence, puis dit :

– Et toi, alors ? J’crois qu’on s’comprend, non ?

Je tournai les talons. Cette conversation stérile devait prendre fin. Je n’avais pas besoin des doutes et des souvenirs d’un vieillard ; j’avais déjà les miens à porter.

– Va pas là-bas, mon gars ! cria-t-il dans mon dos. C’est pas bon. Faut pas rester comme ça, entre la mine et la Maison. Maintenant que t’as choisi ton camp, faut y rester ! Tu m’as vu, coincé là ? J’peux pas choisir, j’me fais piétiner par les deux. Tu veux finir comme moi ? Tu veux finir comme moi, le paria ?

– Ta gueule ! sifflai-je en m’éloignant.

Laissant derrière moi ses élucubrations, je marchai droit vers la Maison.

Je traversai le périmètre interdit sans encombres. La lune était très mince et la Maison si haute que son ombre plongeait tout le côté nord dans l’obscurité la plus noire. Invisible, je progressai vers ses murs à pas de velours, le souffle ralenti à son maximum, les mouvements lents et fluides afin de disparaître dans la nuit.

Après plus d'une heure de marche, je finis par atteindre sa cloison de bois. Je la longeais vers la gauche pendant un long moment, jusqu’à retrouver cet endroit précis que je connaissais par cœur. Là où Picta et moi étions sortis de la Maison. Là où les cordes du monte-charge nous avaient fait chuter. La première année, j’y étais retourné de nombreuses fois. Mais je n’avais plus revu le monte-charge, ni rien de la sorte. Je ne m’expliquais pas comment, quatorze ans auparavant, j’avais pu dégringoler là avec Picta sans nous faire repérer. Chance insolente ou négligence des veilleurs ?

Je soupçonnais qu’ils surveillaient le périmètre à travers des meurtrières ou des trous discrets dans le bois : ils avaient sûrement une vue imprenable sur la plaine, mais en se tenant très près du mur, nous nous étions trouvés dans leur angle mort. Et puis, c'était à l'heure blanche. Même les gardes somnolaient peut-être à cette heure de la nuit.

Chance insolente ou négligence… Cette nuit-là, j’allais avoir besoin des deux.

Je posai la paume sur la cloison. Le chêne massif était fendillé, usé en plusieurs endroits, mais désespérément lisse. L’escalade était presque impossible. Surtout sur soixante mètres.

Tout résidait dans ce « presque ».

Dans ma jeunesse, j’avais été un excellent grimpeur, et j’aimais croire qu’un talent pareil ne s’oubliait pas. De ma ceinture en cuir, je tirai deux burins de forage. Leurs lames longues et acérées, très précises, me rappelaient ceux qu’utilisaient Picta et ses sœurs pour sculpter de petits animaux dans le bois. Ce souvenir me fit fermer les paupières un instant.

Pendant quinze ans, je m'étais contraint à ne rien faire, à garder soigneusement Picta à l'écart de mes pensées. Je ne voulais pas songer à elle. Jamais. Certainement pas lors des assemblées, quand je haranguais les miens, quand ce salaud de Paz leur promettait le viol... J'aurais voulu qu'elle n'existe plus, j'aurais voulu l'arracher de ma tête, de mon cœur.

Mais elle existait tout de même. Et quoi que je fasse, je finissais toujours par m'en souvenir.

Alors, pour faire la paix avec cette part de moi qui rêvait d'elle, qui se débattait chaque nuit, j'avais planifié une seule escalade. Je m'étais autorisé une seule tentative, juste avant le Brasier.

Ainsi, cela me donnait une excuse. Un message à transmettre. Quelqu'un à protéger.

Ce serait sans doute la chose la plus stupide que j'aurais faite de ma vie.

Je rouvris les yeux, repoussai toutes les émotions contradictoires qui m'assaillaient. Pour réussir, il me fallait avoir l'esprit clair et vide, affûté comme une lame. Ne penser à rien. À rien d'autre qu'à mes gestes. J’étirai longuement mes muscles, échauffai mes bras et mes mains.

Soixante mètres.

– Allez, mon vieux, marmonnai-je à mi-voix. T’as encore des tripes. Autant qu’il y a quinze ans.

Et quelque part là-haut, Picta est sûrement toujours aussi belle.

Je plantai mon premier burin dans le bois, puis le deuxième.

Mètre après mètre, je commençai à gravir la Maison.

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