33.3

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Même après toutes ces années, elles accrochaient encore leurs hamacs au même endroit, entre le massif de rosiers et le grand if. Dans le hamac pourpre dormait sûrement Tiukka – je reconnaissais la teinte de la soie et ses broderies de tulipes, c’était toujours le même. Je cherchais les autres : le bleu de Pali, la gamine capricieuse que j’avais souvent trouvée insupportable, l’orangé de la timide Grenat. Le violet et le doré des deux grands-mères, Erlea et Ecta – sans oublier la compagne de cette dernière. Et parfois s’ajoutaient aussi les hamacs des tantes et de l’arrière-grand-tante.

Mais ils n’étaient pas là. L’emplacement me parut curieusement vide.

Il n’y avait que deux hamacs : celui de Tiukka, et le deuxième…

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine quand je reconnus ces teintes émeraude et vert d’eau, un peu délavées. À un endroit, il y avait encore les deux plumes brodées maladroitement, dans un fil d’or mal maîtrisé par Picta à l’époque. C’était un double-hamac. C’était notre double-hamac.

Ainsi, elle l’avait gardé. Elle dormait toujours dedans, dans cette place conçue pour héberger nos deux corps enlacés.

La soie était vide. Elle pendait là, solitaire, un peu usée par le temps. Où pouvait se trouver Picta à cette heure ? Je fronçai les sourcils. D’ordinaire, les Dames vivaient le jour et dormaient la nuit.

Cela valait sans doute mieux. La découvrir blottie là, endormie, offerte à mon regard, m’aurait rendu imprévisible. M’aurait fait réagir de façon bête et risquée.

Le plus silencieusement possible, je volai une feuille à l’arbre le plus proche – une feuille de catalpa, large et douce – et y gravai quelques idéogrammes. Le résultat était laid et hésitant, on aurait dit des mots d’enfant. Cela faisait trop longtemps que je n’avais rien écrit.

Petite taupe, à la nuit tombée, là où passent les cordes.

Suffisant pour qu’elle comprenne, mais assez évasif pour que personne d’autre ne puisse en saisir le sens. Je soulevai le bord du hamac, posai la feuille à l’intérieur. Juste à côté, un grognement s’éleva de la couche de Tiukka et son corps s’agita dans le tissu. Je fis un bond en arrière, terrifié à l’idée d’être découvert – non par une Dame, mais par elle, la mère de Picta, celle qui m’avait jadis accueilli chez elle. Celle qui devait nourrir une immense rancœur à mon égard parce que je m’étais enfui, parce que j’avais abandonné sa fille.

J’attendis un instant, en retenant mon souffle, mais elle ne bougea plus.

Alors je tournai les talons et refis le chemin inverse, vers le trou rectangulaire du monte-charge. Il se trouvait dans le coin opposé du jardin, au pied du mur de la Maison, entouré de plusieurs arbustes qui le rendaient difficile à apercevoir.

Je n’avais plus qu’à retourner en dessous, caché parmi les poutres et les étais qui soutenaient la structure, pour attendre le soir.

Sauf que Picta n’attendit pas le soir pour venir me trouver.

Alors que je commençais à m’assoupir, recroquevillé sur un arc-boutant, un bruit me fit sursauter. Des pas. Des getas qui tintaient sur un plancher de bois. Une Dame arpentait le grand balcon qui donnait sur le jardin, à quelques mètres de moi. Je me renfonçai davantage dans l’ombre, sous les lourdes poutres de la terrasse. Personne ne pourrait me voir ; je n’étais pas inquiet.

Mais quelque chose, dans le son de cette démarche, me perturbait. Son rythme.

Tac tac. Tac tac. Tac tac.

Celle qui marchait ainsi boitait. Et elle boitait salement, d’après le décalage silencieux qui séparait chaque pas du suivant.

Mon cœur eut un raté puis s’emballa d’un coup. Non. Ce ne pouvait pas être elle ; pas déjà. Elle était censée se coucher, passer sa journée normalement et me rejoindre à la nuit tombée !

Tac tac. Tac tac.

Soudain, le bruit cessa. Je tendis l’oreille, aux aguets. À cette heure où la nuit commençait tout juste à s’éclaircir, le silence était parfait. Je pus distinguer des pas sur l’herbe. Elle était descendue dans le jardin. Elle se déplaçait juste là, au-dessus de ma tête.

Ç’en était trop. C’était forcément Picta. Qui d’autre, sinon ? À cette heure, à cet endroit ? Je quittai la poutre où j’étais resté perché, m’aggrippai à ses voisines et rejoignis le trou rectangulaire. Un coup d’œil vers le haut : rien. Le ciel. Mais elle devait se trouver tout près. Les pas avaient cessé.

Submergé par une vague d’adrénaline, je me hissai dans le trou à la force des bras. Mon cœur battait si fort que je craignais de réveiller la Maison entière. Picta, c’était Picta. Si proche de moi. Après une éternité loin d'elle, elle était là, à portée de voix... À portée de main.

Je basculai sur la terre du jardin. Puis levai les yeux vers elle.

Au début, je ne reconnus pas la Dame qui me faisait face. Même dans la pénombre, elle étincelait de mille feux. La faible lueur de la lune faisait reluire tous ses bijoux et soulignait les cent rayons de sa coiffe immense et somptueuse – un diadème en forme de nimbe, large comme un soleil, doré à l’or fin. Des chaînettes couvertes de perles ornaient son front et ses tempes, et des dizaines de boucles en forme d’étoiles et de lunes brillaient à ses oreilles. Soudain, je me sentis sale, hirsute et très gauche, comme ce jour où tout avait commencé – ce jour où j’étais entré dans la Maison pour la première fois. Où j’avais été suffoqué par la beauté et l’élégance des Dames.

Mais je n’avais plus quinze ans, et c’était Picta qui se tenait devant moi.

Son kimono ne laissait aucun doute sur son identité. Il m'était familier. Était-ce celui de sa grand-mère ? Non, il me semblait plus luxueux encore, conçu sur le même modèle qui lui laissait les épaules nues. Il était tout en gaze transparente, chamarré de broderies et de passementeries précieuses – or, argent, bleu saphir – qui formaient des motifs entrelacés. Sur sa poitrine et ses hanches, des libellules, des fleurs et des oiseaux épousaient ses formes. Partout ailleurs, la gaze m’offrait la vision de son corps. Je ne pus m’empêcher de perdre mon regard le long de ses cuisses. Elle n’avait pas minci. C’était toujours ma Picta, voluptueuse et belle – plus belle que jamais. Le feu qui couvait sous ma peau se changea en incendie.

Quand j'osai lever les yeux vers les siens, je pus enfin remettre un visage sur la petite Renarde de mes souvenirs. Les joues rondes, les yeux pourpres… Oui, ils étaient pourpres, et plus l’horizon s’illuminait, mieux j’en distinguais la teinte si particulière.

Et elle, que voyait-elle face à elle ? Un paria sale et épuisé ? C’était ce que j’étais. Un déserteur, un revenant ? Un grand frère, un amour perdu ?

Elle ne bougeait pas. Elle m’observait. Au-dessus d'elle ployaient les branches d’un albizia superbe, dont les centaines de fleurs délicates frémissaient dans la brise.

Je me brûlai les yeux dans les siens. Mon corps se manifestait ouvertement, exprimant tout mon désir, et je n’avais nulle étoffe pour le cacher ; mais Picta ne montra pas le moindre malaise. Elle me contempla de haut, sans aucune pudeur. La gamine timide avait bien mûri ; son visage avait perdu toutes ses bribes d’enfance, sa maladresse et son inexpérience. J’hésitai un instant. Que faire ? Ouvrir les bras pour qu’elle vienne s’y blottir, comme avant ? Était-ce seulement possible ? J’avais oublié la sensation de son corps au creux du mien.

Je fis un pas en avant, mais elle en fit un en arrière.

– Pourquoi es-tu revenu ? Pourquoi m'as-tu laissé ce message ?

Sa voix sonna glaciale dans le silence. Avait-elle toujours été si froide ? Je ne savais plus. Elle était mature, plus grave que ce dont je me souvenais. Quel âge avait Picta à présent ? Trente-deux ? Trente-trois ?

– Pourquoi ? insista-t-elle comme je ne disais rien. Cela fait presque quinze ans. Quinze ans ! Personne ne revient ainsi, si longtemps après, sans raison valable.

– Je voulais… dis-je d’une voix rauque.

« Je voulais te voir. Je voulais te toucher, te serrer dans mes bras, t’avertir de ce qu’il va bientôt arriver à la Maison. Essayer de te protéger. »

Elle avait raison – on ne revenait pas quinze ans après sans raison valable. Elle me dévisagea, la tête haute. Elle se tenait très droite sur ses hautes getas de bois sombre, la taille cambrée, comme une Dame valide et non une boiteuse. C’est à cet instant que je remarquai l’étrange assemblage mécanique, sur sa cheville gauche. Qu’était-ce ? Une attelle fabriquée par Ecta ? Quand j’étais adolescent, la vieille menuisière avait planché sur un système pour alléger sa boiterie, mais rien n’avait jamais réellement fonctionné.

– Tu vas encore me poser des questions sur les armes de la Maison ? dit Picta à voix basse. Tu es revenu pour te venger ? Pour tout mettre à sac ?

– Je n’ai jamais cessé de vouloir me venger. Mais pas envers toi, ni ta famille. C’est la Maison qui mérite d’être renversée.

– J’en étais sûre, murmura-t-elle avec amertume. Tu ne pouvais pas partir au loin et vivre une autre vie, non. Il fallait que tu reviennes… Auroq, sache que si tu veux renverser la Maison, tu devras d’abord me tuer. Je suis la Maison.

Elle toucha sa coiffe d’or, cette auréole gigantesque qui lui ceignait la tête.

– Je suis Grande Dame, une de celles que tu hais tant.

Le souffle coupé, je me souvins alors de la signification de cette coiffe – très grande, en forme de soleil, finement ornementée. Et autour de sa taille…

L’obi tissé de fils d’or.

Comment avais-je pu oublier ce symbole-là ?

– Je suis devenue généalogiste, Auroq, me défia Picta. Que vas-tu faire ? Me tuer ?

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