35.3

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Bonjouur, avant toute chose je préviens qu'il y a eu une ellipse, voilà, ne soyez pas trop deg xD

***

Il me fallut du temps pour revenir à la réalité. La nuit était si calme, le jardin si paisible autour de nous ; des haies et des arbres nous ménageaient une bulle secrète, à l'abri du regard de la Maison. Je n’entendais que la respiration de Picta et les battements de nos cœurs mêlés. L’espace de quelques heures, tout mon monde s’était tenu là, dans ce petit coin de paradis, sous la frondaison fleurie de l’albizia. Picta était lovée contre moi. Elle ne dormait pas. Elle gardait les yeux plongés dans les miens, les paupières mi-closes. Elle formait un tableau si parfait, alanguie dans l’ombre de l’arbre, au milieu de ses bijoux épars, que je dus réfréner l’intense désir de la plaquer au sol et de recommencer ce que nous venions de finir – ce qui nous avions déjà fait plusieurs fois. Sa main caressait mon torse. Elle enfonça un index taquin dans la graisse de mon ventre, comme elle le faisait étant gamine.

– C’est toujours du muscle, n’est-ce pas ? souffla-t-elle avec amusement.

Je roulai des yeux.

– Uniquement du muscle.

Elle rit sous cape, puis reprit ses caresses avec un air très concentré qui me fit fondre.

– J’ai rêvé de faire cela avec toi dès que j’ai eu quatorze ans, dit-elle. Et presque tous les jours par la suite.

– J’en avais vingt-et-un à l’époque. C’était malsain. Et précisément ce que je voulais éviter.

Son regard s’assombrit et je compris qu’elle repensait à sa nuit d’union gâchée.

– Je ne voulais pas le faire pour la Maison, dis-je. C’était hors de question. Et puis, tu n’étais qu’une gamine.

– J’avais dix-huit ans, Auroq.

Autrement dit, encore une petite fille. Je me sentis obligé d’ajouter :

– Je n’ai jamais tant désiré quelqu’un que ce soir-là. Celui de ta cérémonie. Quand tu portais ton fichu joyau familial…

Sauf peut-être tout à l’heure, quand tu m’as demandé de dénouer ton obi, pensai-je en mon for intérieur.

– Tu l’as bien caché.

– J’avais déjà trouvé mes astuces.

– Comme celle d’imaginer Mamie Ecta dans le plus simple appareil ?

Sa pique parvint à me tirer un rire, mais la nostalgie le remplaça vite. Picta ne riait plus non plus. Ses yeux s'emplirent de tristesse.

– Si tu l’avais vue à la fin… chuchota-t-elle. C’était… Elle n’était plus qu’une coquille vide, sans ses souvenirs, sans aucun des liens qui la reliaient à nous. Plus qu’un visage sans rien derrière... Elle me manque tant.

Je la serrai contre moi, à court de mots.

– Et nous, Auroq, dit-elle contre ma joue. Pendant tout ce temps… t’avons-nous manqué ?

Sa question me heurta avec une violence inouïe. Soudain, j’eus envie de pleurer. Cela ne m’était pas arrivé depuis vingt ans. Picta dut le sentir, car elle prit mon visage dans ses paumes.

– Oui, répondis-je, les yeux dans les siens. Chaque jour pendant quinze ans.

Et étrangement, c’est sur ses joues que les larmes perlèrent.

Je les essuyai doucement, mordillai son oreille. Elle ravala ses pleurs et me repoussa d’une petite tape.

– J’ai l’impression que tu entretiens un appétit irraisonné pour mes oreilles.

– C’est leur forme, avouai-je. Elle m’attire. Mais ne t’inquiète pas… le reste est appétissant aussi. (Je léchai son épaule, y plantai mes canines avant de descendre sur sa poitrine. Son souffle accéléra.) J’ai envie de te manger toute entière. Je comprends pourquoi l’Ours de votre stupide fable voulait manger la Renarde !

– Il ne la mange que dans la version pour enfants, susurra Picta. Nous savons tous les deux qu’en réalité, il a des appétits bien plus vils.

Sa voix lascive me rendit fiévreux. Quand je fis glisser ma paume sur les rondeurs de sa poitrine, elle se cambra avec un soupir d'aise. Mais d'un coup, une affreuse question me frappa.

– Picta… Ton Ours a disparu il y a quinze ans, tu es généalogiste, tu vis seule… Que se passera-t-il pour toi si tu… te révèles enceinte ?

Gêné par ce mot, par l’idée même d’être père, je serrai les dents. J’avais été si stupide de céder à mon désir ! Une unique nuit risquait de bouleverser sa vie entière.

– Cela n’arrivera pas. L’une de mes cousines est herboriste, je connais bien les plantes qui empêchent les grossesses. Me prends-tu pour une inconsciente ?

Déconcerté, j’hésitai un peu.

– Des plantes qui… Ça existe ?

Elle pencha la tête de côté dans les échos de ses boucles d’oreilles. Si adorable dans ce geste que mon cœur trébucha avant de reprendre sa course.

– Il y a des plantes pour tout… Il suffit de bien les connaître. Tu pensais que seuls les Ours pouvaient être rendus stériles ?

J’aurais voulu lui demander si elle regrettait, si quelque part dans le secret de son cœur elle me reprochait de l’avoir privée d’enfants ; mais je m’interdis de lui poser la question. Ce genre de réponses ne nous aurait rien apporté, sinon du malheur. Picta m’attira contre elle et pendant quelques minutes, j'oubliai tout à nouveau. Mais le chant d’un rossignol, près de nous, me rappela l’heure qui passait et le lieu où nous nous trouvions.

Le Brasier, la mine, le fait que je n’avais rien à faire là… tout me revint aussitôt à l’esprit.

J’aurais voulu me noyer en elle jusqu’à l’aube, nous perdre à nouveau dans les gémissements et les halètements. J’aurais pu retourner me cacher la journée suivante, puis celle d’après ; nous aurions passé mille nuits ainsi, à oublier le monde autour de nous et nos deux castes opposées.

C’était un beau rêve. Un de ces rêves qui ne naissent que pour être enterrés.

J’inspirai l’odeur légère de ma Dame au creux de son cou. Quand elle m’ouvrit ses cuisses, je résistai à l’envie de la toucher, de la faire gémir encore. À la place, je lui caressai la joue.

– Non… Pas cette fois, Picta.

Elle lut mon départ dans mes yeux. Ses mains blanches saisirent la mienne, brune et pleine de cloques, et elle y déposa un baiser. À l’idée de la quitter, à l’idée de ce qui allait se dérouler ici, dans quelques jours à peine, une douleur stridente me coupa le souffle. L’espace d’une seconde, je la vis sans défense face à Paz. Je les vis, elle et ses sœurs, sa mère et toutes les autres, livrées en pâture aux miens… Je n’étais pas assez naïf pour croire que je pourrais tous les contrôler.

– Dans six jours, c’est la nouvelle lune, dis-je d’une voix rauque.

Picta me dévisagea sans comprendre. Ses iris pourpres miroitaient sous la lune. Je ne devais rien lui dire – je ne devais pas placer ma confiance en elle, nous n’étions plus amis, ni alliés. Nous étions ennemis désormais. Mais je ne pouvais pas non plus la laisser dans l'ignorance. Je ne pouvais pas risquer sa vie, je ne pouvais pas. Déchiré, désespéré, je serrai les poings. Que je parle ou que je me taise, quoi que je fasse, l’un de nous deux allait bientôt détruire l’autre. Cette idée m’était insupportable.

– Quand la nuit tombera, quitte le neuvième étage et monte haut dans la Maison. Ne redescends pas. Emmène ta famille avec toi.

J'avais choisi. Je préférais encore que ce soit elle qui me détruise.

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