Chapitre 37
Lorsque vint le soir du Brasier, lorsque tomba la nuit sans lune, quelque part très loin au-dessus de ma tête, Paz m’avait mis définitivement hors d’état de nuire.
Du moins, c’était ce qu’il pensait, l’enfoiré.
J’étais enfermé au « trou », un vieux terrier inhabité du quatrième niveau, que les foreurs utilisaient souvent pour refroidir les mauvais éléments. Ici, il n’y avait pas de Conseil, pas de lois. On faisait justice soi-même, avec toute la brutalité et la partialité que cela suggérait. Au mieux – si on avait volé un autre terrier ou frappé un gamin qui n’était pas le sien –, on finissait au trou. Au pire – si on avait violé ou tué – on se faisait tabasser en règle et, souvent, cela se soldait par la mort.
Je détestais cette caverne exigüe, cette bouche de terre qui puait la sueur, la pisse et parfois des fluides bien plus troubles. Être coincé là-dedans me donnait envie de me taper la tête contre les murs. Au trou, on n’avait que ses propres pensées pour seule compagnie. Trente ans auparavant, il existait déjà ; je m’y étais retrouvé plusieurs fois, enfermé avec mes frères par des bandes de gosses rivales. Dès que nous en sortions, nous nous vengions d’eux de la même façon. Un passe-temps comme un autre pour des adolescents brutaux.
Mais cette fois, c’était Paz qui m’avait foutu là. Et Paz ne faisait pas les choses à moitié. Jamais.
Il avait tout simplement retiré la porte et muré la pièce. Depuis deux jours, j’étais piégé là, dans l’obscurité et l’odeur pestilentielle de mes propres excréments. Seule une planche de bois communiquait avec l’extérieur, celle que mes geôliers retiraient pour vérifier que j’étais toujours là, ou pour me jeter des restes de viande. Histoire que je ne meure pas trop vite.
Ce n’étaient que des gosses. Ils étaient au nombre de deux et se relayaient : quand l’un dormait, l’autre montait la garde. Paz n’avait pas voulu faire une croix sur ses éléments les plus combatifs : il m’avait confié à deux adolescents qui lui étaient dévoués. Le premier jour, j’avais espéré que Sperar vienne, peut-être accompagné de Muto et Raffe. À eux trois, ils auraient assommé les deux gamins sans sourciller.
Mais non. Personne n’était venu.
À présent, j’étais seul avec moi-même.
« Maint’nant que t’as choisi ton camp, faut y rester. » Le vieux Toise avait vu clairement ce qui allait advenir de moi, mais je ne l’avais pas écouté. J’avais fini broyé entre la mine et la Maison – exactement comme il me l’avait prédit.
Et pourtant, plus que jamais, je refusais de faire un choix.
Je n’allais pas laisser Paz à la tête du Brasier. Je n’allais pas le laisser mener l’attaque contre la Maison ; je le connaissais trop bien. Il allait exciter les esprits, faire monter la violence et la haine, exhorter au massacre. Et personne, parmi ceux qui partageaient mes idées, n’aurait le courage d’élever sa voix contre lui.
Une meute de loups hargneux, une horde de prédateurs sans scrupules allait déferler dans la Maison et j’étais prêt à tout pour les en empêcher.
J’avais glané plusieurs informations en tendant l’oreille, puisque les deux gamins ne se préoccupaient pas de me les cacher. Paz avait avancé l’attaque de deux jours. Il n’était pas un idiot. Il se doutait bien que j’avais trahi la révolte, que le Brasier risquait d’être compromis à cause de moi. Il espérait prendre les Dames par surprise.
Il aurait certainement fait bien plus s’il l’avait pu, mais pour que le plan fonctionne, les nôtres devaient se fondre dans les ombres. Ce qui n'était pas possible en présence de la lune.
La Maison allait être attaquée deux nuits plus tôt que prévu, et même si j’espérais de toutes mes forces que Picta avait fait le nécessaire, je craignais que cela ne suffise pas.
Le pire était qu’elle avait tenu parole. La mine n’avait pas été attaquée. Les champs de tourbe et la forêt non plus, à en croire les quelques mots que j’avais pu entendre. Seule une quinzaine d’intendants avait été envoyée au bord du puits de forage, par précaution. Ils y veillaient nuit et jour, vérifiant de près les allées et venues des foreurs. Mais quand six-cent-cinquante Ours sortiraient par notre tunnel secret et viendraient les égorger dans leur dos, ils ne feraient pas plus de différence que des brindilles.
Picta avait tenu parole, malgré toutes les raisons qu’elle avait de se méfier… Et moi, je ne lui avais apporté qu’un terrible malheur.
Mais après tout, n’était-ce pas ce que j’avais toujours fait ? N’était-ce pas le cas depuis vingt-cinq ans, depuis ce jour où j’avais trouvé une petite Renarde en train de pleurer, parce qu'elle avait perdu sa mère ?
En voulant sauver les miens et les Dames, je n’avais fait que les trahir tous. Et cette idée rendait chacun de mes souffles douloureux. Elle me perçait les tripes en permanence, comme une barre de fer coincée entre deux côtes.
Pourtant, il fallait croire que je n’en avais pas eu assez, puisque j’étais incapable de me résigner.
Cette nuit-là, après avoir rongé mon frein pendant quatre jours, après avoir repris autant de forces qu'il m'était possible, je me collai dos à la paroi de terre et de caillasses, celle qui murait ma prison, et j’attendis.
J’attendis jusqu’à ce que l’un des deux gosses retire la planche, puis jette un œil à l’intérieur comme ils le faisaient régulièrement. Paz craignait sans doute que je m’évade comme une taupe, en me faisant saigner les griffes pour creuser la terre dure. Ce n’était pas mon intention. J’avais une idée beaucoup plus efficace – beaucoup plus retorse. L’obscurité, la faim, les coups ; tout cela me rendait mauvais.
On ne garde pas sa morale bien longtemps lorsque le poids des murs vous écrase les poumons, lorsque la faim vous creuse le ventre à coups de burins.
– Merde ! J’le vois plus ! se plaignit l’adolescent.
– Regarde mieux ! L’est forcément là. On a rien entendu, et puis il était là la dernière fois.
Le gosse se pencha un peu plus pour scruter les ténèbres. Aussitôt, je projetai mon bras à travers l'ouverture et le saisit à la gorge. Il se débattit frénétiquement, sans aucune puissance, comme un insecte.
– Non ! gémit son acolyte. Merde, merde ! Lâche-le !
Deux mains tirèrent sur la mienne, tentèrent de desserrer ma poigne, mais je ne cédai pas. D’un geste brusque, je ramenai la tête de mon otage vers moi et la forçai à passer à travers le trou trop étroit. Le gosse poussa un hurlement de douleur quand le cadre en pierre lui racla tout le crâne. La tête était passée. En sang, mais passée. Penché à l’envers, il me fixa dans la pénombre. Ses yeux terrorisés luisaient d’un éclat blanc. Avec mon museau cassé, mes cicatrices et les hématomes qui me défiguraient, je devais lui faire l’effet d’un démon.
– Alors maintenant, dis-je à voix basse, vous allez m’écouter tous les deux. Toi, dehors, tu m’entends ? (Il y eut des pas précipités, un sanglot à peine retenu.) Bouge pas. Si tu vas chercher de l’aide, je lui brise la nuque. (Je haussai la voix.) Tu m’entends, petit ?
– Ou… Oui, pleura le gamin.
Une odeur âcre m’irrita les narines. Celui que je tenais venait de se pisser dessus.
– C’est qui, lui, c’est ton ami ? demandai-je à celui que je ne voyais pas. T’as pas envie qu’il meure, hein ?
– C’est mon frère ! Lui fais pas de mal… S’il te plaît, lui fais pas de mal…
Personne ne vouvoyait personne à la mine, personne ne s’inclinait devant ses aînés – c’étaient des coutumes de Renardes – mais s’il avait pu, il l’aurait fait. Il m’aurait léché les pieds pour que je relâche son frère. Je serrai les paupières un instant. Je le comprenais trop bien.
– Je sais qu’il y a un déclic quelque part dans le mur. Ouvre-moi et je te rends ton frère.
Un déclic, dans le jargon de la mine, c’était un point faible dans une paroi : un levier, une plaque ou un trou très étroit, judicieusement placé, qui permettait de fragiliser tout le mur en cas d’urgence. Les déclics étaient obligatoires dans les tunnels, c'était une question de survie. Tous les foreurs savaient en concevoir. Ils auraient pu le faire en dormant : avec les années, ce savoir s’enracinait en eux et devenait de l’ordre de l’instinct. Pas moi. J’étais parti trop jeune. Je n’avais pas eu le temps d’apprendre cette technique délicate.
– D’accord, je vais le faire... je vais le faire !
Je le savais. Même Paz n'aurait pas construit de mur sans déclic ; et il voulait probablement réutiliser le trou après moi. Un claquement de fer ébranla le côté droit du mur, puis une vague de fissures le transformèrent en une avalanche de caillasses et de briques de terre. Je toussai dans les tourbillons de poussière. Le gamin que je tenais s’écroula par terre, mais je le relevai d’un geste sec.
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