37.3
À moitié aveuglé par les taches de lumière qui dansaient dans mes yeux, je cherchai Sperar ou mes neveux. Ils n’étaient nulle part en vue. Avaient-ils suivi Paz dans sa folie ? J'espérais très fort que non. Je connaissais presque tous les Ours présents et pourtant, dans la mêlée infernale, je ne parvenais pas à mettre de noms sur ces visages haineux. Où que je porte le regard, je ne voyais plus d’individus dans cette masse meurtrière, juste des pères qui avaient perdu leur fils pour la Maison, des bagnards qui avaient vécu l’enfer dans la mine, des travailleurs épuisés qui en avaient assez de ployer l'échine.
Il était trop tard pour les raisonner, pour espérer contrer l’influence néfaste de Paz. Ce n’était plus qu’une foule aveugle et sourde. Je n’étais pas leur chef ; ils n’avaient plus de chef depuis longtemps.
Désormais, mon seul espoir était que Picta et sa famille se soient mises à l’abri, très haut dans la Maison.
D’un coup d’œil, je repérai un monte-charge destiné aux cargaisons de bois et de charbon. Ils étaient cachés dans les murs sous des plaques de bois ornementées, facilement détectables pour qui les connaissait. Personne ne les défendait. Tous étaient bien trop occupés à se tabasser devant les escaliers.
Courbé en deux, je longeai le mur, silencieux dans le vacarme environnant et l'éclat tremblotant des lampes. Les cadavres étaient chauds et mous sous mes pieds. Rebelles et esclaves, entremêlés dans la mort. Alors que je touchais au but, l’un d’eux m’attrapa la jambe en levant sa face défigurée vers moi. Je le repoussai dans un éclat d’horreur. Il s’effrondra pesamment. Puis des sanglots étouffés me parvinrent et je vis qu’il était très jeune. Quelqu’un lui avait défoncé l’orbite droite. Avec une pioche ou un burin, certainement.
– S'il vous plaît, répétait-il tout bas. S'il vous plaît...
Je n'ai pas le temps pour ça.
Mais je m'accroupis près de lui. Il m'agrippa la main avec une force incroyable pour un mourant. Son clou d'oreille était baigné de sang. C'était un esclave.
– Je ne peux pas te soigner.
Juste abréger tes souffrances, songai-je en moi-même. Je dus me pencher pour réussir à entendre ses mots, déformés par la douleur.
– Protégez ma Dame... S'il vous plaît... Elle est si belle... Quand ils la verront... Ils vont la... ils vont lui faire du mal... (Je lui soulevai doucement la tête, une main sous son menton, l'autre derrière sa nuque.) S'il vous plaît... Dixième étage... Elle s'appelle...
Je lui brisai la nuque avant qu'il ne m'ait dit son nom. Il expira sans un son.
Je n'ai pas le temps pour ça, pensai-je désespérément. J'ai déjà un nom qui me hante, je n'ai pas besoin d'un deuxième...
Son corps me glissa lourdement des mains. Ce n'était déjà plus qu'un morceau de viande, une chose inerte et sans âme, comme tous ceux qui m'entouraient. Un bruit étrange s'échappa de ma gorge, comme un sanglot retenu. Ce gosse avait à peine vingt ans.
Nauséeux, je fis coulisser le panneau du monte-charge et rampai à l’intérieur, sur le plateau. Je saisis le câble à pleines mains et, repoussant mon épuisement tout au fond de moi, je me mis à tirer.
***
Je m’extirpai du monte-charge au neuvième étage, celui de Picta et sa famille. Le couloir dans lequel je débouchai n’était plus qu’un chaos ensanglanté. Ici, personne n’avait éteint les lampes, mais à cause des coups violents qui heurtaient les murs, leur lumière orangée tressautait et faisait valser les ombres dans des ballets monstrueux. Les fresques sculptées prenaient vie dans ce mouvement ; certains oiseaux de bois semblaient pleurer des larmes de sang. Plusieurs domestiques gisaient sur le sol, les yeux grands ouverts, des burins ou des lames de bois encore plantées dans le ventre ou le dos. Je maîtrisai ma nausée. Il n’y avait pas de Dames parmi les cadavres.
Pourvu que tu sois au quarantième ou au soixantième, pensai-je très fort. Pourvu que tu m’aies écouté, Picta…
– Allez-vous-en ! rugit la voix rocailleuse d’un vieil Ours. Repartez d’où vous venez !
Comme pour me narguer, des hurlements aigus retentirent entre les murs. La terreur nichée au creux du ventre, je me précipitai. L’angle du couloir me dévoila la scène : trois esclaves faisaient barrage pour protéger des Dames. Elles étaient au moins sept, des adultes et des fillettes, tassées contre le mur. Une bande de jeunes rebelles les encerclaient. L’un d’eux avait une pique et s’amusait à mettre les domestiques en difficulté. Leurs gesticulations furieuses les faisaient rire.
– Non mais qu’est-ce que vous faites, bande d’imbéciles ? rugis-je en arrivant dans leur dos.
J’attrapai l'un des jeunes par l’oreille et le jetai par terre, où il atterrit à plat ventre comme un parfait idiot. Les autres se retournèrent vers moi. La crainte dans leurs yeux fut vite supplantée par la moquerie. Ma voix grave leur avait évoqué un Ours massif, un chef-intendant qui aurait pu les mettre en difficulté ; au lieu de ça, ils se retrouvaient face à un adulte plus petit qu’eux et déjà en bien piètre état.
– Mon visage ne vous dit rien ? cinglai-je.
Je les connaissais tous, de vue plus qu’autre chose. Ils eurent un mouvement de recul en distinguant, sous les hématomes, le visage d’un des chefs du Brasier.
– Vous êtes fiers de vous ? les rabrouai-je brutalement. Allez saccager le premier étage, là où se tient le Conseil, le symbole de l’autorité des Renardes. Vous n’avez rien écouté lors des assemblées ? Déguerpissez, petits merdeux !
Mon souffle se bloqua au contact froid du pieu, taillé en pointe, qui venait de s’enfoncer dans mon ventre. Pas assez pour me blesser ; assez en revanche pour faire couler un filet de sang.
– Paz a dit d’te tuer si on t’revoyait, dit l’un des jeunes entre ses dents. L’a dit qu’t’avais trahi tous les Ours et qu’t’avais mérité d’mourir.
– Les blanches savaient qu’on arrivait, accusa un autre. Y avait plein d’intendants en bas. Y nous attendaient, les salopards !
En bas… mais pas ici. Pas dans les étages. Les Dames s’étaient crues à l’abri, elles avaient envoyé leurs meilleures forces de défense au rez-de-chaussée… puis les loups étaient entrés par le haut. Nos échelles avaient rempli leur fonction. Paz avait fait l'exact inverse du plan prévu : ceux que j'avais vus en bas n'étaient là que pour servir d'appât...
Et Picta et sa famille se trouvaient là, quelque part, livrées à ceux qui déferlaient de l’extérieur.
Je reculai d’un pas, puis, lorsque la satisfaction se mit à luire dans leurs yeux, j’arrachai la pique au jeune qui me menaçait et lui en assénai un coup violent. L'os de son museau craqua quand le bois massif le heurta de plein fouet.
– Dégage, petit, grondai-je en faisant main basse sur l’arme. Va-t-en avant que je change d’avis.
– P’tain, m’a cassé l’nez, gémit-il, le visage barbouillé de sang. Venez, on s’tire !
Ils disparurent derrière moi, et seuls restèrent les sanglots des petites Renardes et le souffle haché des trois esclaves.
– Allez vous cacher, soufflai-je. Trouvez un ascenseur et montez le plus haut possible dans les étages. Allez !
Les yeux ternes, le visage vidé de toute émotion, les Dames initièrent le mouvement ; leurs filles restaient pressées contre leurs jambes, accrochées à leurs kimono. Les trois esclaves les entourèrent, sans un regard pour moi – je n’en attendais pas, je ne le méritais pas. Ils étaient déjà bien amochés. Deux adolescents et un vieillard qui ne feraient pas le poids face au moindre adulte venu des tunnels. En passant devant moi, les gamines me dévisagèrent de leurs grands yeux écarquillés.
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