Chapitre 39
Hellooo ! On touche à la fin de cette partie 3, alors profitez bien de Picta et Auroq tant qu'ils sont encore jeunes ! xD
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Je m’extirpai du conduit, puis surveillai le couloir à moitié plongé dans les ténèbres quand Picta fit de même. Tout semblait mort autour de nous. Pas de vie, pas de voix, seuls quelques corps gisaient ci et là, Ours et Dames mêlés. Nos souffles crevaient le silence, démesurément forts. J’avais la terrifiante impression que tout l’étage nous entendait respirer.
Nous progressâmes à pas de loup sur les tapis veloutés. Je priais pour que nous ne tombions pas sur le cadavre de Pali, pour que ce labyrinthe ne nous mène pas à la seule vision que je voulais éviter. Il me semblait que la scène s’était produite du côté Est ; mais mes pérégrinations et mes fuites hasardeuses avaient piétiné tous mes repères.
– Par là ! souffla soudain Picta. Il y a un accès à l’entresol ici. C’est juste là, derrière l’angle…
L’angle. Bien sûr. Dans ce foutu dédale, il y avait toujours un angle à passer, toujours un coin à tourner, un endroit propice aux embuscades… Un endroit où la mort pouvait frapper sans être vue. Picta et moi tendîmes l’oreille en même temps. Quelqu’un marchait là, juste derrière. Je la repoussai derrière moi, avançai prudemment jusqu’au coin, passai la tête dans l’autre couloir…
– Merde !
J’eus à peine le temps de voir une grande silhouette noire. Un Ours se jeta sur moi et me heurta de plein fouet. Nous tombâmes à la renverse sur le tapis ; j’esquivai de justesse le coup de burin qui faillit me déchirer le ventre, puis me débattis sans savoir si je voulais lui échapper ou faire main basse sur son arme. L’adrénaline déferla dans mes veines, clarifia toutes mes pensées. Dans quelques secondes, l’un de nous deux serait mort. Et il fallait que ce soit lui.
Je parvins à lui asséner un coup de genou dans l’estomac, puis à le faire basculer sur le côté ; son poing cogna ma mâchoire et me fit voir des étincelles. Je me remis sur mes pieds en chancelant et tentai de lui arracher son burin. Il grondait, bavait et pleurait à la fois. Pleurait ?
Le burin vola tout près de mon oreille, sans m’atteindre. Il venait de me jeter sa seule arme.
– Non ! hurla-t-il. Dégage ! Bande de monstres, vous allez… Vous allez payer !
Il ne me regardait pas ; son regard voltigeait tout autour de nous, cherchant désespérément un moyen de m’attaquer. En un éclair, je vis qu’il était massif mais jeune. Très jeune. Et qu’un gros clou de bois blanc lui perçait l’oreille.
Ce n’était pas un rebelle. C’était un domestique.
– Arrête, petit !
Je m’approchai doucement, tournai la tête pour qu’il puisse voir mon clou d’oreille, malgré la crasse et le sang… Terrifié, il recula et quelque chose tinta par terre. Une lampe à huile, fracassée au sol. Quand le gosse saisit l’objet de métal, les yeux fiévreux, je ne réfléchis pas. Je tentai de la lui arracher.
– Arrêtez, vous deux ! ordonna Picta derrière moi. Mon garçon, tu…
Trop tard. L’adolescent venait d’esquiver mon geste. Mais je ne parvins pas à éviter le sien.
Une douleur fulgurante explosa sur le côté de mon visage. Aveuglé, je titubai en arrière. Tout devint silence autour de moi. Je m’affalai contre quelque chose – un mur –, puis me forçai à lever la main pour tâter ma blessure. Ça irradiait dans mes gencives, dans mes lèvres et jusque sur ma joue, comme si un incendie couvait sous ma peau, comme si des centaines d’aiguilles me transperçaient de part en part. Et le sang… Le sang me noyait à moitié dans son odeur de fer. Sous ma paume, tout était humide et mou. Sauf mes dents, dures comme de l’os. L’une avait éclaté.
– Non ! gémit la voix de Picta tout près de moi. Par la Maison…
Je sentis ses mains sur mon menton, craintives, apeurées à l’idée d’aller plus loin. Je palpais ma lésion sans pouvoir m’en empêcher. C’était spongieux, ravagé. J’enfonçais mes doigts à l’intérieur. À l’intérieur de ma joue. J’avais la bouche fermée et pourtant je pouvais toucher mes dents… La plaie avait l’air laide.
La vision me revint enfin, trouble et vacillante, entrecoupée d’éclairs de douleur qui me lançaient jusque dans l’os.
– Auroq, regarde-moi… Bon sang… Que t’a-t-il fait…
Picta sanglotait. Je lui touchai la joue pour lui faire comprendre que j’allais bien, mais mon geste lui laissa une marque écarlate sur le visage.
– Ça va… articulai-je dans la bouillie de mes chairs martyrisées. C’est… C’est pas beau, c’est ça ?
Elle ne répondit pas, les yeux agrandis par l’horreur. Ses doigts caressaient le bas de mes mâchoires sans oser monter plus haut.
En sentant l’air froid buter contre ma langue, je compris enfin que toute une partie de ma joue, de mes lèvres avait été arrachée par la lampe. Mes gencives pissaient le sang. Je crachai par terre, crachai encore pour ne plus en sentir le goût sur ma langue. En vain. Picta se retourna vers le gosse, agenouillé un peu plus loin, qui nous fixait avec épouvante en comprenant ce qu’il avait fait.
– Quelle est cette folie ? siffla-t-elle hargneusement. N’as-tu pas vu son clou d’oreille ? Tu mériterais le fouet !
Je ne l’avais jamais vue si furieuse. Au même moment, des pas précipités se firent entendre au loin. Et des voix. Des voix d’Ours. Nous nous figeâmes tous les trois. Je me battis contre moi-même pour réussir à parler, malgré la douleur incandescente qui pulsait dans ma chair.
– Laisse-le... La peur rend aveugle... Petit, j’ai une mission à te confier. Écoute-moi bien.
En tremblant, le gamin leva la tête vers moi. Il ne cessait de triturer la lampe, repeinte en écarlate. Je lui désignai Picta.
– Elle descend... à l’entresol... Va avec elle et... suis chacun de ses ordres. Tu hisseras les monte-charges pour permettre... aux Dames de s’enfuir. Tu as compris ?
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