40.3
Notre frugal repas terminé, nous ressortîmes sur la grande terrasse pour profiter de l’air encore doux. Mes nièces m’installèrent sur un coussin, puis l’une des nôtres accorda son luth noir. C’était un bel objet qu’elle avait trouvé à cet étage, lors notre arrivée. Comme presque tous les soirs, elle en pinça quelques cordes, puis se mit à jouer les mélodies entraînantes du temps d'autrefois, celles que nous avaient apprises la Maison. Il y avait des fausses notes : ce n’était pas un instrument facile à entretenir et tôt ou tard une corde casserait. Tôt ou tard, nous n’aurions plus de musique. Mais pour l’instant… il était encore temps de danser.
Mes nièces se lancèrent en premier, faisant tinter le bois des planches sous leurs talons, puis presque toutes les autres les rejoignirent. Souriante, je contemplai leurs farandoles approximatives. Lorsqu’elles dansaient ainsi, en frappant des mains et en tournoyant, toutes nos peurs nous abandonnaient. Nous cessions de penser au jour d’après, à la saison d’après. Seules les filles de mon âge se souvenaient encore des véritables pas ; les plus jeunes faisaient du grand n’importe quoi, Mina en tête, mais cela les faisait rire aux éclats et c’était tout ce qui importait. Parfois, j’avais l’impression subite qu’une vieille Dame guindée allait leur faire une remarque cinglante, ou qu’une instructrice viendrait les réprimander.
Puis je me souvenais qu’il n’y avait plus d’instructrices et que j’étais la plus âgée de notre groupe. C’était moi, leur doyenne. Mon cœur se serrait alors. Je me sentais minuscule… Minuscule et loin de tout ce que j’avais connu.
***
Comme souvent, je mis longtemps à m’endormir. Il y avait un peu de vent ; certains hamacs grinçaient doucement autour de moi. Le mien était très vieux et la soie usée m’irritait le dos. Les yeux levés vers la haute voûte du balcon et ses lambrequins de bois, je comptai les mètres qui nous séparaient de l’étage supérieur. Il y en avait douze environ. Je me demandai combien de Dames vivaient là-haut, barricadées comme nous…
Nous savions qu’elles étaient là, au-dessus de notre tête. Autrefois, en venant chercher refuge au soixante-cinquième, nous avions trouvé l'étage désert et en grand désordre. Ses habitantes légitimes avaient fui elles aussi. Quand nous avions tenté de les suivre, de monter à notre tour, nous nous étions trouvées face à des barricades et des escaliers détruits. Elles avaient coupé tout accès. Peut-être aurions-nous pu tenter de les franchir, même si nous n'avions aucune menuisière dans nos rangs, même si cela nécessitait un travail de force comme nous n'en avions jamais effectué. Mais nous n'avions pu nous résoudre à détruire tous leurs efforts. Derrière ces remparts, elles étaient à l'abri, et nous ne pouvions les mettre en danger. Notre devoir était de les imiter. De former une ligne de défense avant la leur, un périmètre supplémentaire pour nous garder toutes en lieu sûr. Alors, en pleurant à l'idée de toutes celles qui tenteraient de monter et se trouveraient face à nos pièges, nous avions fait la seule chose à faire. Nous nous étions isolées à notre tour.
Après cela, nous nous étions senties plus seules que jamais.
Sous nos pieds se trouvaient certainement d'autres étages résistants, d'autres groupes qui s'étaient heurtés à nos défenses et avaient fait de même. Du moins, nous l'espérions. Mais jamais nous n'entendions de rires, de voix, de cris, féminins comme masculins... et ce silence-là nous terrifiait. Nous ne pouvions aller vers le haut et il aurait été inconscient de chercher à descendre. La gueule du loup nous guettait quelque part en bas, grande ouverte. Mais ce n'était pas le pire. Le pire était de ne pas savoir si elle était proche ou loin de nous.
Comme chaque fois que l’insomnie me guettait, je me mis à prier la Maison. J’énumérai les noms de tous ceux que j’avais connus, je la suppliais de prendre soin d’eux, espérant que tous n’étaient pas morts, que certains se trouvaient quelque part, loin au dessus de ma tête, ou loin sous mes pieds… Peu importait où. Quelque part. En vie.
Je songeais toujours à Pali en premier. Comme tant d’autres, elle avait disparu avec ses filles en ce sinistre jour ; elle s’était diluée dans le désordre et les hurlements, perdue à jamais dans la Maison… Était-elle parvenue à se sauver, à se cacher dans les tréfonds des étages ? Nous ne le saurions peut-être jamais. Grenat en souffrait tout autant que moi ; je l’avais deviné, bien que nous n’en parlions pas. La première année, ç’avait été pour nous comme une absence lancinante, un organe qui nous avait été arraché. Nous avions toujours été trois. Nous allions par trois, comme des siamoises habituées à vivre les unes avec les autres. Que mes sœurs soient devenues mères n’avait pas réellement impacté notre lien. Mais depuis quinze ans, Pali n’était plus là. Et petit à petit, d’une façon ignoble, nous nous étions habituées à sa perte… Au fil du temps, elle était devenue un fantôme, une de ces réminiscences qu’on regarde parfois d’un œil triste. Nos prières s’étaient espacées dans le temps, avant de finir par s’éteindre – comme l’espoir.
Ensuite venait notre mère, bien sûr. Quand je pensais à elle, perdue dans le chaos de la grande catastrophe, je devais serrer les poings pour ne pas me mettre à gémir. J’imaginais si bien sa terreur, sa colère… Pas pour elle : ma mère ne craignait rien ni personne. Non, sa peur pour nous. Elle se serait battue jusqu’à la mort pour ses filles, pour ses petites-filles. Je songeais à l’énergie incroyable qu’elle avait dû déployer pour nous retrouver toutes. En vain.
Quel âge aurait-elle eu, à présent ? Soixante-neuf ans ? Soixante-dix ?
C’était trop vieux. Trop vieux pour survivre dans un jardin à neuf cents mètres d’altitude, battu par les vents, terrée loin des Ours qui occupaient le bas de la Maison. Et trop vieux pour survivre à ces mêmes Ours, si elle était tombée entre leurs griffes…
Je pensais ensuite à Maya, Enejia, Ingenua, mes trois amies perdues à jamais, auprès de qui j’avais vécu les plus belles années de ma vie. Auprès de qui j’avais jeté du charbon et de la tourbe dans les feux des entresols, ou tiré sur les cordes des monte-charges… Même par la suite, après l’accident, elles étaient restées à mes côtés. Elles avaient ri avec moi, lutté à mes côtés parfois…
Et Agapi… Ma chère Agapi. Elle qui n’avait toujours été que douceur et passion, je l’avais trompée sans vergogne, puis l’avais irrémédiablement perdue lors de la prise de la Maison. Ma faute était immense et je ne savais pas comment l’expier. Année après année, j’oubliais son visage, son rire… Son souvenir pourrissait doucement au fond de moi. Faites qu’elle soit en vie, pensai-je une fois de plus. Faites qu’elle soit là-haut, quelque part… Qu’elle dorme à cet instant, en sûreté, avec ses filles.
Puis je priais pour Felenk et Asteior, qui avaient été comme des frères. Pour Goliath, avec son museau gris et son oiseau de bois, et tous ceux que j’avais brièvement rencontrés à l’entresol…
Et puis, inévitablement, il venait un moment où je ne parvenais plus à garder Auroq loin de mes pensées. Il ne me quittait jamais vraiment. Quoi que je fasse, il était là, gravé en moi, aussi profond qu’un idéogramme dans du chêne… il faisait partie de moi.
C’était étrange. Je ne parvenais plus à revoir l’Auroq de mon enfance, ni celui de mon adolescence. Ils avaient disparu dans ma mémoire, remplacés par l’Ours tuméfié, fiévreux, qui était venu me chercher en bas le jour de la révolte. Je ne cessais de songer à ce visage martyrisé, la joue lacérée où saillaient les dents à l’air libre. L’horreur infinie qui m’avait figé le cœur en le voyant ainsi. Et tout ce sang…
Depuis longtemps, je ne priais plus la Maison pour Auroq. Je savais qu’il était mort là-bas, au neuvième étage. C’était une certitude ancrée en moi, contre laquelle je n’avais jamais pu lutter. Contre laquelle je n’avais pas envie de lutter.
« J’ai planifié l’attaque, j’ai fait fabriquer les échelles… J’ai chargé des Ours de fabriquer les lampes explosives… C’était moi, Picta. Tout ça, c’était moi. »
Mieux valait qu’il soit mort. On pouvait pardonner aux morts, même pour leurs plus terribles actes. Le savoir vivant aurait été une épine dans ma conscience, m’aurait tourmentée à jamais.
Parfois, j’arrivais presque à me convaincre que j’étais passée à autre chose. Que quand son visage surgissait devant mes yeux, à l’improviste, mon cœur n’accélérait pas comme celui d’une adolescente.
Mensonges. Un amour aussi vif ne cessait jamais de brûler.
Mais après tout, dans le secret de mon cœur, j’avais bien le droit d’aimer un traître. J’avais le droit d’aimer un meurtrier. Tant qu’il était mort… j’en avais le droit.
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