42.2
À l’aurore, je rassemblai notre clan.
Avant même le petit déjeuner, alors que les enfants bâillaient et se frottaient les yeux, blotties contre leurs mères ou enveloppées dans des étoffes de soie, je les fis toutes asseoir en cercle. Puis, debout devant elles, appuyée sur ma canne, je leur parlai d'Auroq. Je laissai les mots et les émotions couler hors de moi.
Je ne mentionnai pas ce qu’il avait fait, ni les remous de notre passé respectif. Je me contentai du strictement utile. Mon Ours était venu à nous, il assurait que la descente aux étages inférieurs nous était possible. Qu’il y avait des Dames, là, en bas, aux côtés des Ours… Que la situation avait fini par se stabiliser.
La petite Olma ne cessait de trépigner, de couper court à mes explications pour glisser des remarques sur Auroq, sur son visage défiguré, sur les fruits étranges qu’il avait apportés… Et les nôtres écoutaient, silencieuses. Dès la première phrase, dès que le mot « Ours » était sorti de ma bouche, leurs expressions ensommeillées avaient changé du tout au tout. Certaines s’étaient tendues, le visage fermé et empreint de méfiance. Dans les yeux des autres brûlait un grand feu d’espoir.
Quand je me tus enfin, elles se mirent toutes à parler en même temps.
Aucune d’elles n’osait laisser trop de place au soulagement, à la joie. Les mots d’Auroq semblaient si irréels ! Toutes se méfiaient de la parole d'un Ours – surtout du mien, qui s'était enfui autrefois, qui m'avait couverte de déshonneur. Comment leur en vouloir ? Je gardai le silence pendant leur débat. Sans le savoir, elles avaient perdu des amies, des sœurs, des filles, des nièces… à cause de cet Ours dont elles se souvenaient à peine.
Certaines rejetèrent aussitôt l’idée de quitter notre étage.
– Il ment, c’est évident, ne cessait de répéter Sachi. Tout cela est impossible. Comment les nôtres pourraient-elles vivre avec eux ? Comment auraient-elles pu leur pardonner ? C’est grotesque ! Il ment forcément.
Sachi était ingénieure. Elle avait tout perdu dans la grande catastrophe. Toute sa famille, morte ou disparue. Ses filles de quatre ans avaient été tuées sous ses yeux. Après cela, elle s’était refermée sur elle-même. Pendant des années, elle ne s’était plus occupée de rien, n’avait participé à aucune décision. Elle n’avait plus été qu’un fantôme silencieux qui errait parmi nous, maigre et tout en os. Mais le jour où nos derniers domestiques nous avaient abandonnées, tout avait changé. D’un coup, nous nous étions rendues compte à quel point nous étions démunies sans nos Ours, à quel point nous avions l’habitude de nous reposer sur eux, sur leur force, sur leur aide au quotidien. Nous étions seules désormais. Et cette seconde trahison avait ramené Sachi à la vie. Alors que certaines des nôtres pleuraient et se lamentaient, elle avait dit d’un ton sec : « Les Ours ne sont que des lâches. Ils sont indignes de nous, ils l’ont toujours été. »
Avec une sorte de rage froide, elle s’était mise à manger comme quatre et à effectuer les tâches les plus dures. À remplacer nos Ours disparus. Elle avait réparé nos meubles, fendu du bois, monté des étagères et s’était usé les mains au potager. Puis elle avait révolutionné notre système de récupération d’eau, avait mis en place un système de tuyauterie. Elle avait fabriqué des jouets pour les petites et inventé des outils plus adaptés à nos mains, moins lourds que ceux des Ours. Elle qui jadis ne faisait que concevoir des plans et surveiller leur mise en œuvre, elle avait décidé de faire.
– Peut-être se sont-ils assagis, dit Téa de sa petite voix timide. Peut-être regrettent-ils. La paix…
– La paix ! s’exclama Sachi comme si ce mot avait un goût ignoble. La paix n’aura plus jamais lieu. On ne s’assagit pas après de telles horreurs. On n’expie pas une faute si grave. Tout ce que l’on peut faire, c’est se donner la mort, lorsque l’on a assez d’honneur pour le faire ! Mais les noirauds d’en bas en sont sûrement dépourvus.
– Sachi a raison. Ils sont soit morts, soit dangereux, dit une autre. Descendre est bien trop risqué.
– Moi, je veux y aller, piaillait Olma. Il est très gentil, il dit la vérité.
– Et puis, moi aussi je veux goûter à ces fruits, renchérit Rani, Olma a dit qu’ils étaient délicieux ! (Elle donna un coup de coude à Mina, à côté d’elle.) Pas comme ces choux-fleurs qu’on nous force à manger ici !
– Il y a pire, dit ma nièce d’un ton grave. Il y a les endives.
– Beurk !
– Mina, ne les encourage pas, gronda sa sœur Hazi.
– Silence, les enfants ! dis-je en les fusillant des yeux. Nous tentons de parler sérieusement. Si vous voulez débattre de choux-fleurs, vous avez des hectares à votre disposition !
– Des hectares plein de vers et de limaces ! Pouah ! réagit Mona en roulant des yeux.
– Justement, parlons des vers et des limaces, reprit ma nièce d’un ton sérieux. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais on voit les côtes de chacune d’entre nous. (Un silence décontenancé suivit ses mots.) Je ne pense pas qu’on ait le choix. Si l’Ours de tantine dit vrai, ce sera mieux pour tout le monde de descendre.
– C’est une analyse bien simpliste, grogna Sachi. Les jardins peuvent facilement se remettre. Chaque année est différente.
– Chaque année est différente en pire, depuis quelques temps, rétorqua Hatsu.
– Descendre est bien trop risqué ! Pour nos filles, pour nous-mêmes !
Les voix commencèrent à monter, à s’entremêler dans une cacophonie telle que j’en avais rarement entendue. Je me massai les paupières, puis frappai sèchement le plancher du bout de ma canne. Toutes se turent.
– Il serait absurde de prendre une décision en l’absence de preuves. Demain, je descendrai avec Auroq. Ainsi, je verrai de mes yeux ce qu’il en est. (Je haussai la voix pour couvrir les débuts de protestation.) C’est la solution la plus pragmatique et la plus sage.
– Et si tu ne reviens pas ? protesta l’ingénieure. C’est hors de question, Picta !
– Sachi, vous n’avez pas besoin de moi, dis-je doucement. Je boite davantage de jour en jour et m’épuise plus que mon âge ne le voudrait. Tu es beaucoup plus précieuse à notre clan que je ne le serai jamais.
Un concert d’exclamations termina ma tirade et je dus encore faire usage de ma canne pour ramener le calme.
– Ne voyez-vous pas que nous avons besoin d’une éclaireuse ? Si je reviens, je rendrai compte et nous envisagerons, peut-être, de faire descendre le reste d’entre nous.
– Alors je viens avec toi, grogna Sachi.
– Tu es notre ingénieure ! s’exclamèrent Hatsu et plusieurs autres dans un parfait ensemble de voix désapprobatrices.
– Ingénieure ? rétorqua-t-elle sèchement. Ne me faites pas rire. La plupart du temps, je redresse des clous, je joue du marteau et je bêche les potagers. Voilà ce que c’est, d’être ingénieure, de nos jours ! Chacune d’entre vous pourrait faire dix fois ce que je fais. Ces tâches ne sont pas si dures, lorsqu’on en a l’habitude ! Les Dames peuvent être aussi efficaces que les Ours, voilà la vérité.
Je la savais trop butée pour changer d’avis et à moins de la ligoter à un arbre, je ne pourrais pas la laisser derrière moi. Toutes les nôtres le savaient aussi. Nous nous connaissions trop bien les unes les autres.
– Alors je viens aussi, affirma Téa.
– Toi ? fit Sachi avec réprobation. Tu mesures la moitié de notre taille et tu pèses autant qu’un loir maigrichon.
Téa serra ses poings minuscules. Elle n’avait que trente ans, ne haussait jamais la voix et se faisait généralement aussi discrète qu’une souris. Elle ne parlait jamais de son passé, ne mentionnait jamais la grande catastrophe, mais j’étais presque certaine qu’elle avait subi un viol. Nous l’avions vue grandir. Nous savions que quelque chose était noué en elle, depuis très longtemps.
– Je veux venir avec vous. Vas-tu m’en empêcher, Sachi ? Sous quel prétexte ? Parce que tu es grande et trapue, tu penses pouvoir l’emporter sur des Ours si les choses en viennent à mal tourner ?
Sachi carra les épaules, offensée, mais ne répliqua rien.
– Celles qui souhaitent m’accompagner viendront, finis-je par conclure. Voilà tout.
Une main froide se posa sur mon bras, me faisant sursauter. Je me tournai vers Grenat. Elle avait le regard dans le vague et d’un coup, je m’alarmai de ne pas l’avoir entendue dire un seul mot.
– Qu’y a-t-il ?
Sa main serra fort mon poignet, sans que ses yeux daignent bouger.
– Est-ce vrai ? Auroq est-il vraiment là ? Notre Auroq ?
Je hochai la tête. Sa voix n'avait plus de timbre. Elle était blanche et fragile, comme de la neige sur le point de fondre.
– Alors je veux le voir. Emmène-moi… Je veux lui parler.
Le silence se fit autour de nous. Mes nièces se rapprochèrent de leur mère. La gorge serrée, je posai ma main sur la sienne.
– Viens.
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