Chapitre 43
2e épisode du jour !
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Nous prîmes une journée pour nous organiser.
Une journée de palabres pour déterminer qui viendrait – puisque toutes semblaient convaincues qu’elles avaient droit de regard sur les actes des autres – et pour nous préparer à la grande descente.
Auroq n’était pas à nos côtés. Il était resté à l'intérieur ; il ne voulait pas effrayer les enfants, ni nous offenser en pénétrant dans nos jardins, sur cette terre préservée.
Contrairement à ce que j’avais escompté, elles furent nombreuses à vouloir m’accompagner. Avec désespoir, je tentai de les convaincre de rester en sûreté, d’attendre mon retour. En vain. Après quinze ans d’autarcie complète, quinze ans passés à échanger nos histoires, à nous disputer et nous réconcilier, à veiller les unes sur les autres, j’avais été naïve de croire qu’elles me laisseraient partir seule.
Hormis Sachi et Téa, Grenat et ses trois filles, elles furent encore huit à intégrer le groupe.
Je détestais l’idée de scinder le clan ainsi. Au fil des ans, malgré nos différends et notre passé entaché de sang, nous étions toutes parvenues à former une petite communauté, une famille un peu bancale, mais solide. Nous étions déjà si peu nombreuses… Si nous ne revenions jamais, trouveraient-elles la force de continuer ainsi ?
Ainsi passa notre dernier jour, puis notre dernière nuit parmi les nôtres.
***
Le lendemain, le réveil eut lieu à l’aurore.
Le voyage allait durer une journée, peut-être davantage : sans ascenseurs, et avec ses escaliers détruits en grande partie, la Maison n’avait plus rien de celle que nous avions connue. Quand nous rassemblâmes un peu de fruits et de légumes dans des baluchons de soie, pour la durée de la marche, les autres nous observèrent en silence. Elles étaient vingt-sept à rester. Emmitouflées dans leurs hamacs et leurs étoffes, elles tentaient de prendre la mesure de notre départ, du vide que nous allions laisser. Les enfants geignaient, se plaignaient à leurs mères, et les plus émotives pleuraient. Âgées de quatre à dix ans, ces petites téméraires voulaient toutes venir avec nous, découvrir cette Maison qu’elles ne connaissaient qu’à peine, rencontrer ces méchants Ours devenus gentils.
Et retrouver leurs pères, si tant est qu’ils vivaient encore…
Après les embrassades et les mots d’adieu, les promesses de retour, je les contemplai toutes. La plus âgée n’avait pas trente-cinq ans. Nos immenses jardins leur paraîtraient si vides, après notre départ…
– Nous reviendrons très vite, leur dis-je, la gorge nouée.
Nous échangeâmes un dernier regard, toutes ensemble, et les fillettes agitèrent leurs petites mains dans notre direction.
Puis nous quittâmes la chaleur du soleil d’automne et nous enfonçâmes dans le couloir sombre.
Si j’avais su, en quittant nos jardins, ce qui nous attendait en bas, peut-être aurais-je pu empêcher la suite de nos malheurs.
Mais je me fiais à Auroq, à l’amour dans ses yeux pourpres…
Une confiance absolue, inconditionnelle. Celle d’une enfant de huit ans dans un corps d’adulte.
Rien ne changeait jamais.
***
La marche fut longue et éprouvante.
Nous n’avions plus l’habitude des plafonds, des couloirs sinueux, des tapis de velours et des tentures qui étouffaient tous les sons. Je m’étais attendue aux souvenirs, à la nostalgie… au bonheur de retrouver ce lieu qui nous avait toutes bercées, qui nous avait vues grandir. Mais en vérité, je ne ressentis rien de cette paix. Le ciel me manquait. Tous les plafonds ouvragés, ornementés, pesaient sur moi comme pour m’écraser sous leurs tonnes de bois.
Cet univers clos et silencieux m’étouffait.
Depuis quinze ans, nous vivions sous le soleil, plongées dans les nuages et la brume, tour à tour giflées et caressées par le vent. Ici, nulle brise. Tout était figé, poussiéreux, dépourvu de la moindre vie. Il n’y avait plus de chants d’oiseaux. Plus d’écureuils qui venaient chaparder.
Tout était mort.
Autour de notre petit groupe, l’obscurité régnait. Seule la lampe d’Auroq repoussait ces ténèbres patientes, en faisant danser nos ombres au rythme de nos pas. Il avait eu la présence d’esprit d’emporter une outre d’huile avec lui. Sans cette recharge, nous aurions été plongées dans le noir. Il aurait été impossible de redescendre : Auroq serait resté piégé avec nous, au soixante-cinquième, à jamais.
Mon Ours nous guidait dans le labyrinthe, calme et silencieux. Le voir si confiant apaisait nos nerfs. Il nous menait à des échelles de fortune qu’il avait fait fabriquer, qu’il avait posées là au fil de ses errances. Plus nous descendions, étage après étage, plus elles semblaient anciennes. « Je t’ai cherchée, Picta. Pendant des années, je t’ai cherchée. » Chaque fois que j’égarais mon regard sur lui, mon cœur se serrait jusqu’à un point presque douloureux. Devant chaque nouvelle échelle, sans un mot, sans une hésitation, il me prenait sur son dos. Je nouais mes bras autour de son cou, muette, terriblement consciente de ma nudité, de mon corps pressé contre le sien. Je songeais à toutes les fois où il m’avait portée ainsi quand nous étions enfants. Malgré ma boiterie, je savais descendre une échelle alors ; je savais courir et bondir. Jamais je n’avais réellement eu besoin de lui. Ce n’étaient que des jeux.
À présent, il n’y avait plus de jeux. Il n’y aurait plus jamais de jeux.
Nous marchâmes, marchâmes et marchâmes encore, pendant des heures. Je ralentissais tout notre groupe en refusant de me plaindre, en ignorant les regards qu’Auroq me lançait régulièrement. Piètre consolation, je savais que les nôtres ne me le reprocheraient pas. Mon rythme lent leur permettait de souffler. Nous jetions des regards douloureux à tous les puits d’ascenseur sur notre route. Il avait suffi d’en couper les câbles pour réduire cette invention à néant. Impossible de fabriquer de semblables cordes de nos jours : elles avaient été d’une longueur titanesque, et ni les Ours ni les Dames n’étaient capables d’en refaire de pareilles. Sans compter qu’il aurait fallu pouvoir accéder aux poulies, tout en haut de la Maison, pour pouvoir les remettre en fonctionnement…
Quand nous atteignîmes le cinquante-cinquième étage, je ne parvenais plus à réfreiner mes halètements. Ma jambe souffrait le martyre, hérissée de douleur ; il y avait comme des centaines d’aiguilles chauffées à blanc qui me transperçaient les muscles. Je refusais d’admettre que j’étais arrivée au bout de mes capacités. Ma sœur souffrait de me voir ainsi : je m’appuyais sur son épaule depuis trois étages au moins. Mes nièces m’encadraient, le regard soucieux.
– Picta… me souffla Grenat. On peut reprendre une pause. Tu n’es plus en état…
– C’est bon.
Comme si ma voix avait été un signal, Auroq se retourna vers nous. Il quitta la tête du groupe, forçant les autres à s’arrêter aussi, puis posa sa lampe sur le sol. Il ne tremblait pas, ne semblait pas essoufflé le moins du monde. Je ne pus m’empêcher de le maudire. Comment pouvait-il encore être en si bonne forme, à son âge, au bout de quatre heures, ou peut-être cinq heures de marche ? Je me sentais comme une vieille loque blessée.
– Viens.
Il s’accroupit devant moi, me présenta son dos. Jadis, j’aurais protesté, forte de ma jeunesse, de mon impétuosité – de ma fierté, surtout. Mais à cette seconde, je souffrais trop pour me montrer fière. J'obtempérai, nouai mes jambes autour de lui. Il me caressa la cuisse, puis fit glisser sa main jusqu’à mon pied mort. Comme autrefois, il fit tourner ma cheville très délicatement, puis massa mon articulation. La chaleur de ses doigts me donna envie de gémir. Grenat, ses filles et toutes les nôtres nous observaient en silence, les yeux ronds devant ce geste sobre et si intime à la fois.
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