Chapitre 44
Auroq nous mena au jardin Est. Je ne voyais que son dos épais devant moi, toutes ces cicatrices dont je connaissais le dessin par cœur. Dire que j’avais cru connaître également ce qui se trouvait dessous. Dire que j’avais cru savoir qui se cachait sous les muscles et la chair, sous les expressions du grand frère, de l’ami, de l’amant. Il m’avait bien eue. Mon erreur me brûlait les entrailles, me lacérait les tripes. Traîtrise… Tout n’était que traîtrise. Comment avais-je pu me laisser leurrer à ce point par ses yeux, par ses gestes ? Ma cheville me dégoûtait à l’endroit où ses doigts m’avaient touchée. Je me revoyais sur son dos, serrée contre lui, avec ses mains sur ma jambe, sur mon pied, sa douceur quand il m’avait massée… Ce moment où ma caresse avait fait naître une réaction qu’il aurait voulu cacher…
J’aurais voulu qu’il meure. Il aurait dû mourir quinze ans auparavant. À présent, je comprenais comment ce serpent était parvenu à rester en vie.
Nous le suivions en silence, serrées les unes contre les autres pour tenter de cacher notre nudité aux yeux de tous les Ours qui nous lorgnaient, concupiscents, railleurs, parfois méprisants. Ma sœur et moi étions toujours cramponnées l'une à l’autre.
– Auroq, murmura Grenat d’une voix faible. Il a…
– Oui. Il a menti.
Je ne reconnus pas ma voix. Elle était trop chargée de haine.
– Je l’avais dit, siffla Sachi derrière nous. Je l’avais dit.
Je songeai à mes nièces. À Grenat qui avait déjà subi le viol, qui avait réussi à enterrer sa souffrance à l’intérieur d'elle, à continuer de vivre. Je tremblais de rage et d’épuisement. À quoi bon tenter la fuite ? Les Ours grouillaient partout, supérieurs en nombre et en force. Nous n’avions aucune chance. Je finis par me rendre compte que nombre d’entre eux avaient l’oreille coupée aux trois quarts, comme Auroq… Jadis, ils avaient donc été esclaves. Ils détournaient les yeux quand nous passions devant eux. Je ne comprenais pas comment ils pouvaient se tenir là, parmi ceux qui nous avaient détruites. Je me souvenais des cris, des coups de fouet, du sang, des cadavres. Nos Ours nous avaient défendu avec tant de hargne ! Ce que je voyais à présent n’avait aucun sens. Et cette scène étrange, avec les fillettes et leur père... Avais-je donc halluciné ?
– Encore ? s’étonna un Ours en nous croisant au détour d’un couloir. Tu m’étonneras toujours, Auroq !
Il disparut après une bourrade amicale. Régulièrement, des Ours saluaient Auroq, échangeaient quelques mots avec lui ; nous fîmes les frais d’interjections enjouées, de remarques sur nos os saillants, de commentaires grivois sur notre nudité. Mes nièces ne riaient plus, ne se tortillaient plus sous les regards des mâles. Elles faisaient front toutes les trois, avançant en silence avec leur mère. Devant nous, notre guide se déplaçait dans les couloirs comme un poisson dans l’eau. « Encore ! » commentaient-ils tous, surpris, amusés. « Il reste encore des blanches là-haut ? » Je bouillais de fureur. Dire que quand je lui avais posé la question, Auroq m’avait dit n’avoir vu que des mortes avant nous ! La vérité était qu’il avait traqué mon peuple, étage par étage. Sa fourberie me donnait la nausée. Et à présent qu’il nous avait débusquées, il ne leur resterait plus qu’à envoyer quelques-uns des leurs pour cueillir ce qu’il restait des nôtres… Quand je songeais aux enfants que nous avions laissées là-haut, je faillis flancher.
– Suivez-moi, lança Auroq devant moi. Et ne vous faites pas remarquer.
Il ne me regarda pas, ni aucune d’entre nous. Nous passâmes sous trois grandes arches, rongées par les insectes, qui laissaient passer des rais de lumière dansants. Dehors nous attendaient quelques marches de bois, puis une large terrasse qui donnait sur les jardins. J’englobais la scène d’un regard. Leurs jardins semblaient en bien meilleur état que les nôtres, mais eux aussi avaient perdu leur splendeur passée. Des buissons dépenaillés et des touffes d’herbes folles jaillissaient des plates-bandes ; au moins, leurs légumes semblaient beaux. Ils ne subissaient pas le gel, ni l’altitude. Mon sang ne fit qu’un tour quand je vis que tous les arbres avaient été coupés. Certains gisaient encore sur l’herbe, débités en tronçons approximatifs. Partout travaillaient des Dames, vêtues de leurs kimonos raccourcis et salis de terre. Elles discutaient entre elles, riaient parfois, sans jamais cesser de s’activer comme des fourmis en plein labeur. Des fillettes les aidaient ou jouaient à leurs côtés. Le soleil couchant nimbait tous leurs gestes.
Devant tout cela, sur la terrasse, un grand cercle d’Ours était en train de se nourrir. Assis sur des coussins aux couleurs passées, allongés parfois sur le flanc, ils se servaient dans de grands plateaux chargés de viande, de fruits et de légumes. La plupart étaient accompagnés de Dames. Au lieu de coussin, elles étaient agenouillées à même les lattes de bois. Elles ne mangeaient pas. Sagement immobiles, elles échangeaient quelques phrases avec leur compagnon, riaient, ou appuyaient leur tête sur son épaule. Les plus jeunes lorgnaient la nourriture avec envie. Je serrai les dents quand je vis que certains Ours n’avaient pas une Dame à leurs côtés, mais deux ou trois. Elles étaient parfois nues, et leurs Ours gardaient un bras possessif autour de leurs reins.
Écœurée, je m’immobilisai. Je sentais le dégoût de Grenat à côté de moi, invisible mais prégnant, aussi fort qu’une aura. Auroq se retourna vers nous, puis me regarda bien en face. Il osait encore ! M’eût-il resté un peu de forces, je lui aurais crevé ses beaux yeux pourpres avec ma canne, ou peut-être mes griffes. Mais je n’étais qu’une stupide infirme.
– Venez, dit-il d’une voix neutre. Restez à côté de moi. Ne vous éloignez pas.
Des Ours se poussèrent de mauvaise grâce pour nous faire de la place sur la terrasse. Des sifflements admiratifs ou railleurs – je ne parvins pas à distinguer les deux – s’élevèrent de leurs rangs.
– …treize, quatorze, quinze, compta l’un d’eux. Belle prise, tonton ! Comme toujours.
– Je sais, Erko, sourit Auroq en attrapant un coussin. On me l’a déjà dit.
Tonton ? En m’asseyant, j’observai l’autre à la dérobée. Je lui donnai vingt-huit ou trente ans. Il ressemblait beaucoup au jeune que nous avions déjà croisé, mais il était d’une stature plus massive, les traits plus épais. Il serrait une Dame contre lui. Elle semblait si jeune ! Presque encore une adolescente. Une main posée sur sa cuisse noire, elle discutait avec sa voisine et ne tournait les yeux vers lui que lorsqu’il lui tendait un morceau de poire ou de pomme. Elle mangeait alors dans sa main, lui léchait les doigts, et échangeait un sourire lumineux avec lui. Je ne vis ni dégoût, ni fausseté sur son visage à elle. Pourtant leurs gestes lascifs me répugnaient. Dans quel monde décadent étions-nous tombées ? Qu’était devenue la Maison en notre absence ? À lui aussi, il manquait les trois quarts d’une oreille… Avait-il donc été esclave ?
Assise à côté de moi, Grenat fixait le sol. Je voyais l’horreur dans ses yeux. « Aucun d’eux ne te touchera », eus-je envie de lui dire. « Je ne laisserai pas ça t’arriver encore. Plus jamais. » Mais je me contentai de passer un bras autour de ses épaules et de la serrer contre moi. En vérité, j’étais bien incapable de protéger ma petite sœur. Ni aucune des nôtres. Ici, nous n’étions que des proies et j’étais la plus faible de toutes.
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