44.3
Quand un vieil Ours s’en alla devant moi, il me dévoila un groupe un peu éloigné qui avait formé son propre cercle à distance. Trois Dames et trois Ours. Ils devaient approcher la cinquantaine. Quelque chose se noua dans mes entrailles à leur vue.
Ils riaient ensemble, mangeaient ensemble, Ours et Dames en même temps, comme un reflet déformé et infiniment plus beau que ce qui se tramait dans notre propre cercle. Je ne voyais aucun geste déplacé entre eux. Encore une scène comme celle des fillettes et de leur père, que nous avions croisés dans le couloir... Une bulle de bonheur incompréhensible, presque sordide à mes yeux. Ces couples avaient mon âge, ils avaient vécu le massacre, subi ses conséquences dévastatrices. Comment pouvaient-ils papoter ainsi, tous les six, avec une telle tranquillité ? Pourquoi agissaient-ils comme si ce monde était le leur, comme si tous ceux qui les entouraient n’étaient pas des violeurs et des tueurs ? Quinze ans suffisaient-ils donc à oublier ? Je n'avais rien oublié en quinze ans. Absolument rien. Quand l'une des Dames essuya le coin de la bouche de son compagnon, il lui saisit la main pour y déposer un baiser. Une douleur intense me perça les poumons, comme une lame plantée en diagonale. Je ne sus ce qui me donna soudain envie de pleurer. De les surprendre avec un air heureux, si irréel ? De les voir échanger tant de tendresse, alors que mon Ours à moi m’avait trahie une énième fois et que tout ce qui nous entourait n’était que perversité ?
Quand les trois couples se levèrent en souriant et quittèrent la terrasse, marchant d’un même pas paisible, sans nous accorder un seul regard, j’eus l’impression que l’on m’arrachait un fragment d’espoir.
– Tu as vu ? soufflai-je à ma sœur.
J’aurais voulu parler avec elle de cette vision aberrante, de l’anomalie de leur comportement. Mais Grenat ne répondit rien. Elle se contentait de manger en silence, les yeux éteints.
***
Lorsque le soleil disparut à l’horizon, Auroq consentit enfin à se lever de la terrasse. Nous l’imitâmes, les membres raidis par l’épuisement. Les ombres commençaient à tout recouvrir autour de nous. Les dernières Dames revenaient du jardin, portant des paniers et des outils. Des dizaines d’Ours continuaient à rire et à discuter, et quelqu’un apporta des lampes afin de ne pas laisser la terrasse plongée dans les ténèbres.
– Venez, ordonna Auroq.
Il emporta une lampe et nous le suivîmes comme un troupeau docile. Il nous fit entrer à l’intérieur, puis prendre les escaliers. Nous traversâmes le sixième étage avant de descendre au cinquième. Quelques lampes brûlaient dans les couloirs, rarissimes. La pénombre régnait. Dans ce qui avait été autrefois des tanières habitées par des familles, nous vîmes des groupes d’Ours rire, boire et manger, jouer à des jeux connus d’eux seuls. Ailleurs, des mouvements lubriques se devinaient sous certaines arches, des corps bougaient dans l’ombre. Des halètements rauques nous parvenaient parfois, ou des mots bas, chuchotés à l’oreille. Ces Ours n’avaient-ils donc aucune pudeur ? Certains ne faisaient même pas semblant de se dissimuler. Nous passâmes à côté d’un grand mâle en train de couvrir une fille contre le mur, en plein milieu du couloir. Le dégoût crispa mes lèvres. Des animaux. Voilà tout ce qu’ils étaient. À côté de moi, Grenat marchait avec raideur, tirant l’une de ses filles par le bras.
– Ne regardez pas.
– Quelle indignité, gronda Sachi. Quelle honte, quel déshonneur pour notre Maison...
Les nôtres renchérirent par des murmures craintifs et pleins de répugnance, n'osant trop hausser la voix.
– Ne vous avais-je pas prévenues ? reprit-elle tout bas. Ne vous avais-je pas dit de ne pas lui faire confiance ? Ce maudit noiraud nous a menées tout droit à notre perte !
Je fixais le dos d’Auroq, essayant de ne pas imaginer où nous allions, ni ce que nous allions y faire. Je serrais ma canne très fort. S’il le fallait, je n’hésiterais pas à l’enfoncer dans le ventre d’un Ours libidineux qui s’approcherait trop près de ma sœur ou de mes nièces.
– Tout ça ? s’étonna un Ours trapu en nous croisant. Sacré troupeau, Auroq ! Tu penses vraiment toutes te les faire cette nuit ? J’peux t’aider, sinon… (Il me lorgna du coin de l’œil.) Bon, la boiteuse, j’te la laisse…
Mon Ours – celui que j’avais connu – lui aurait fait regretter d’être né. Mais cet Auroq-là se contenta de rétorquer :
– Je viens de les ramener. Tu connais la règle. Elles sont à moi jusqu’à demain.
L’autre jeta un drôle de regard vers son oreille coupée.
– Et la tienne, c’est laquelle ?
Auroq dénuda les crocs.
– La boiteuse. Ça tombe bien, hein ?
L’Ours se ratatina sur place. Il se dépêcha de filer.
Nous finîmes par déboucher dans une très grande salle, haute de plafond. De petits carreaux de bois teintés couvraient le sol, dans une mosaïque qui avait dû être d’une beauté infinie dans le passé. Des dizaines de lustres éteints se devinaient sous la voûte. Des alcôves creusaient les murs, emplies de tapis de mousse depuis longtemps laissés à l’abandon, et des voiles de soie légère pendaient ici et là. Cela avait été une salle de jeux, ou peut-être de danse. Auroq nous fit entrer sans mot dire. Quand un mouvement agita l’obscurité, dans l’une des alcôves, il se contenta de dire :
– Sortez.
Deux silhouettes émergèrent de là. Deux Ours. Leur pelage poisseux de sueur et leurs yeux fébriles disaient assez bien ce à quoi ils étaient occupés.
– On était là avant, renâcla le plus âgé. (Il nous jeta un œil méprisant.) Va tringler tes blanches ailleurs. Y a quand même assez de place, dans cette foutue baraque, non ?
Auroq s’avança vers lui. Je ne vis pas son expression, puisqu’il nous tournait le dos, mais elle devait être terrible. Les deux autres ébauchèrent un geste de recul. Ils s’extirpèrent de leur alcôve et décampèrent sans demander leur reste. Le silence retomba dans la salle. Jusqu’à ce que la voix d’Auroq le brise :
– Reposez-vous. Personne n’entrera ici cette nuit, sauf peut-être une vieille connaissance. (Il jeta un œil vers les portes béantes.) Et mon neveu.
À ces mots, une silhouette svelte se glissa dans la salle. Je le reconnus d’abord à son pas alerte, puis à ses yeux empreints de sérieux quand il entra dans le halo de notre lampe. C’était le jeune Ours qui ne parlait pas. Ma nièce émit un bruit grossier quand elle le vit.
– Ton neveu ? répétai-je d’une voix acide. Pourquoi donc ? A-t-il droit à un traitement de faveur ? Tu vas lui permettre de passer le premier sur mes nièces, peut-être ?
Grenat écarquilla les yeux. Toutes les nôtres me fixèrent, l’air effaré, parce que j’avais osé mettre des mots sur ce que nous pensions toutes. Auroq se tourna vers moi, mais avant qu’il n’ouvre la bouche, quelqu’un d’autre pénétra dans la salle. Un Ours de haute taille.
Il portait une lampe lui aussi et dans la valse de la flamme, son visage nous fut dévoilé. Un visage abîmé par les ans, mais qui me semblait si familier… Un hoquet m'échappa quand je le reconnus. Grenat avait l'expression hagarde de celle qui voit un mort revenir à la vie.
L'Ours nous scruta les unes après les autres. Quand son regard tomba sur ma sœur, il se figea. Un amour aveugle le transfigura. Il lui ouvrit les bras, en silence. Grenat vacilla, puis fit un pas vers lui ; une main sur son cœur, elle murmura quelques mots que je ne compris pas. Puis elle se mit à courir. Il la réceptionna dans ses bras épais et la serra étroitement contre lui.
– Asteior, chuchota-t-elle, et ce nom résonna dans le silence comme un cri.
Asteior. Oui, c’était lui, et malgré la marque du temps sur ses traits, il avait si peu changé... J'avais vu ce visage pour la dernière fois presque trente ans auparavant. Ce jour appartenait à une autre époque, un autre monde. Pali avait le ventre légèrement arrondi ; elle venait d'avoir dix-neuf ans quand Asteior avait été chassé aux entresols, à jamais.
Ce soir-là, il s’était incliné devant ma mère pour recevoir sa bénédiction. Il nous avait serrées dans ses bras, avait essuyé les larmes de Pali. Puis il s’était retiré en silence, droit et digne, pour faire son devoir. Personne n’avait essuyé ses larmes à lui. Pourtant, nous les avions toutes vues couler.
Et à présent, il se tenait là, devant nous, tel un fantôme de chair, en train de serrer Grenat contre lui de toutes ses forces.
– Mon amour, gémit-il dans son cou. Par la Maison… Pali…
Ma sœur se raidit. Elle se dégagea, leva son visage vers lui. Quand il plongea dans ses yeux, le choc le fit reculer.
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