Chapitre 45

7 minutes de lecture

– Comme nous ? Comment oses-tu parler ainsi ? Avons-nous jamais violé les vôtres ?

Je me décomposai lorsque je me souvins, trop tard, que certaines Dames avaient coutume de « prêter » leur Ours à leur mère, leur tante, leurs amies. Que moi-même, j’avais bien failli donner un ordre impardonnable à Auroq, lors de notre nuit d’union. Et tant d’autres détails sordides cachés sous le faste et le protocole…

– Bien sûr que oui ! gronda Auroq. Oui, des gamins ont été abusés par des Renardes pendant des années ! Alors ne prends pas les miens de haut, ne joue pas à ça avec moi. Votre hiérarchie n’a jamais été juste ! Femelle ou mâle, chacun profite du pouvoir ! Tout ce que vous avez depuis quinze ans, tout ce que vous récoltez, c’est le revers de la médaille. Un jour où l’autre, cela aurait fini ainsi. Avec ou sans moi ! Je n’ai fait que précipiter l’échéance, Picta.

– L'ampleur de vos actes et des nôtres n'a rien à voir, cinglai-je. Tous ces Ours profitent de ces pauvres filles selon leur bon vouloir ! Du temps du Conseil, les prêts de garçons Ours étaient sévèrement réprimandés...

Auroq grimaça un sourire.

– Tu parles de ces « prêts » comme s'ils étaient la seule chose condamnable dans votre système ! Picta, j'ai été acheté comme une chose pour te fournir des héritières, et pourquoi ? Parce que j'avais les yeux rouges ! Parce que cela pouvait servir ta progéniture ! Vous avez fait de nous des objets pendant des siècles, et tu t'étonnes que les miens vous rendent la pareille aujourd'hui ?

Je voulus rétorquer, mais il ne m'en laissa pas le temps.

– Parce que tu voyais des sourires sur les visages des serviteurs, cela gênait moins ta morale ! Parce que nous étions éduqués ainsi, formatés ainsi, comme l'était mon petit frère.

Sa voix s'assourdit.

– Il était si heureux de s'avilir pour vous, il ne voyait pas tout ce qu'il y avait d'affreux dans la Maison. Parce que vous nous nourrissiez et nous permettiez de vivre au chaud, que vous nous montriez de l'affection, tout excusait vos vices !

Ces mots me frappèrent. Ils me ramenèrent à ces petites filles, un peu plus tôt, qui jouaient sur la terrasse et venaient tranquillement chercher de la nourriture auprès des Ours, ou montaient sur les épaules de leur « père ». Ces enfants qui ne voyaient qu'un système profitable pour elles, qui ne ressentaient ni honte ni peur.

– Mais tous ces Ours à l'oreille coupée, dis-je d’une voix rauque. Tous ces domestiques... Comment ont-ils pu nous trahir ainsi, comment peuvent-ils se pavaner avec ceux qui ont tué leurs amis, leurs collègues il y a quinze ans ? Ils ont failli à leur tâche, ils ont laissé entrer l’envahisseur et à présent, ils se gavent avec lui sur la carcasse de la Maison !

Auroq rouvrit les paupières, et je plongeai au fond de ses yeux pourpres. D’une pression, il me caressa la nuque.

– Quinze ans, c’est long… Beaucoup de choses ont changé. Puisque tu ne veux plus de mensonges… Alors sois prête à entendre la vérité.

Il marqua une pause.

– Lors de la révolte, vous avez envoyé toutes vos forces de défense au rez-de-chaussée, pour repousser les miens… Vous n’aviez pas prévu que des rebelles entreraient aussi par le cinquième étage. (Je hochai la tête.) J’aurais dû te le dire. Cela restera ma plus grande erreur, sans doute… Nous les avons pris en tenailles. C’était presque trop simple… Des centaines d’esclaves ont été piégés au premier étage. Puis les miens ont bloqué les issues, ont coupé l’eau et monté la garde. Chaque fois qu’un Ours tentait de sortir, il était abattu.

Je refoulai une vague de tristesse. Je me souvenais trop bien de la panique au premier étage, quand nous avions toutes fui. Nos serviteurs nous avaient aidées, ils avaient fait barrage de leurs corps, ils nous avaient accompagnées jusqu’aux ascenseurs, aux escaliers. Et en retour, nous les avions abandonnés à leur sort.

– Sais-tu comment vos Ours sont passés dans notre camp ? me demanda Auroq d’une voix douce. (Je secouai la tête.) Nous n’avons fait que vous imiter. Vous et votre système pervers… Qu’y a-t-il de plus fort que le lien entre un Ours et sa Dame ? Nous leur avons proposé un accord. Chaque esclave qui se couperait l’oreille et qui nous rejoindrait aurait le droit à sa Dame. Elle ne serait jamais ni tuée, ni prise par d’autres, ni molestée… Ils pourraient vivre ensemble, élever leurs enfants. Mais s'ils tentaient de nous attaquer, alors le massacre se reproduirait. Et les Dames en seraient les premières victimes.

Je me souvins d’Asteior, fou de rage à l’idée d’avoir cherché quinze ans son amour déjà mort. Puis des Ours et des Dames de mon âge, qui semblaient former des couples… C’étaient des couples. Des couples qui avaient le droit de vivre comme ils l’entendaient, sans caste pour les séparer. Une larme roula sur ma joue. C’était l’amour qui avait achevé de détruire la Maison. C’était grâce à lui que les rebelles avaient pu acheter nos serviteurs.

– C’était ton idée, soufflai-je. (Il détourna les yeux.) N'est-ce pas, Auroq ?

– Oui. Il y avait eu assez de sang, de parricides, de fratricides… Il fallait que les Ours cessent de s’entretuer.

– Et cela a fonctionné.

– Oui. En quelques jours, tout était fini. La situation était bien trop complexe pour être résolue ainsi sur le long terme... Mais ils ont fini par accepter les termes de l'accord et ils se sont tous rués dans les étages supérieurs, pour retrouver leur Dame avant qu’elle ne subisse un sort pire que la mort.

L’horreur me fit serrer les dents.

– Les plus chanceuses ont pu retrouver leur Ours… Et les autres…

Je compris soudain pourquoi toutes ces filles souriaient aux mâles qui profitaient d’elles, pourquoi elles riaient à leurs bons mots et leur caressaient la joue.

– Elles ont dû se trouver un autre protecteur…

Auroq me fixa sans mot dire.

– Et toi, tu as continué de les traquer, de les livrer aux vôtres, dis-je d’une voix mécanique. Année après année !

– Nous avons été nombreux à le faire. D’anciens esclaves qui voulaient retrouver leur Dame. Les tourbiers, les foreurs et les bûcherons n’avaient aucun intérêt à monter si haut dans la Maison… ils ne cherchaient personne, ils n'avaient personne à protéger. Nous, si. Nous ne pouvions pas vous laisser mourir à petit feu, là-haut.

Il me serra les épaules très fort. La culpabilité était gravée dans ses yeux.

– Ici, ce n’est pas l’enfer que tu imagines, dit-il d’un ton suppliant. Les anciens domestiques respectent les Dames. Les miens évoluent... Beaucoup de couples se sont formés. Les Renardes ne sont pas toutes traitées comme…

– Comme des femelles imbéciles, destinées au désir et à la servitude ?

Il détourna le regard.

– La situation est bien meilleure qu'il y a dix ans. Quand les miens... (Il hésita.) Quand certains des miens ont commencé à avoir des enfants, à voir naître des petites filles de leur sang... cela les a changés. Un peu. Beaucoup aiment leurs filles, Picta... Parfois malgré eux. Mais ils n'arrivent pas à traiter leurs mères de la même façon. Pas après ce qu'elles ont fait.

– Elles n'ont rien fait !

– Elles ont été des Dames.

Je levai le menton sans répondre, les yeux froids.

– Je ne sais pas combien de générations il faudra pour que la situation évolue, ajouta-t-il. Les premières années ont été très violentes, mais les tiennes se sont adaptées à cette situation... Je ne dis pas qu'elle est agréable pour elles, ou facile. Tout dépend de leur Ours : certaines sont moins bien tombées que d'autres. Mais elles survivent. Nombreux sont les couples qui élèvent leurs enfants... et nos deux peuples perdurent ainsi.

– Comment peux-tu participer à tout cela ? chuchotai-je. Quelle vile existence vous leur offrez. Quel déshonneur pour elles d’être tombées si bas !

Je me baissai gauchement pour ramasser ma canne.

– Asteior et toi… Vous avez tant de sang sur les mains, et pourquoi ? Pour retrouver deux vieilles carnes… l’une morte… l’autre qui aurait préféré rester là-haut, quitte à mourir, plutôt que de voir ce qui se trame ici.

Auroq accusa le coup. Il parut plus frappé par mes mots que par les gifles que je lui avais assénées plus tôt.

– Je ne voulais pas que tu meures. Je n’ai pas… Je devais m’intégrer parfaitement, regagner la confiance de Paz et des autres. Si je voulais réussir à vous sauver un jour… (Il marqua une pause.) Picta, je vais vous aider. Vous faire sortir.

– Sortir ? répétai-je. Sortir où ?

– Hors de la Maison.

– Cela n’a pas de sens. Les nôtres ne savent pas vivre à l’extérieur !

– Les Dents savent.

– Les Dents ?

– Ceux que vous appelez les chasseurs. Ils vivent dans la forêt. Je les connais bien ; ils nous aideront. Ça n’aura rien de simple, bien sûr. (Il caressa ma mâchoire du pouce.) Vous êtes si repérables, de jour comme de nuit… Il faudra faire attention.

Je me dégageai d'un geste ; sa main retomba.

– Alors voilà votre plan ? Ce dont vous parliez avec Asteior ?

– Oui. Et nous partons avec vous. J’en ai plus qu’assez de tout ce cirque… À l’aube, je tire ma révérence.

Il fit descendre ses mains dans le creux de mes reins et voulut me serrer contre lui, mais je restai aussi figée qu'un bloc de marbre entre ses bras.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0