46.3

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Le regard d’Auroq se durcit.

– La seule loi, c’est de ne pas déplaire à Paz et Roc. Et de ne pas toucher aux Dames des autres…

Il débarrassa ma tasse avec douceur, mais j'y prêtai à peine attention. Je ne pouvais croire que Maya acceptait cette situation, qu'elle dormait sur ses deux oreilles à quelques centaines de mètres des rebelles.

Dans quel monde auraient grandi nos enfants, répétai-je. Dans un monde où les Dames sont abusées par les Ours et réduites à des trophées ? Maya, baisser les armes vous a-t-il vraiment apporté quelque chose ? Quel genre de paix est-ce là ? Regarde à quoi vous en êtes réduites. Les rebelles font de vous ce qu'ils veulent !

Elle se crispa.

– La vie n'est pas facile pour nous, c'est vrai, mais nous n'avons pas le choix ! Nous ne pouvons pas lutter contre eux, c'est aussi simple que ça. Je ne veux pas retourner à l'époque sanglante d'il y a quinze ans, nous en souffrions toutes !

– Maintenant, seuls les trois quarts d'entre vous souffrent de cette nouvelle situation, répliquai-je. Je suis allée au quartier Est, Maya ! (Elle détourna les yeux.) J'ai vu ce qu'il s'y tramait. Tu peux vivre ici, avec ta famille, uniquement parce que tu as eu de la chance ! Parce que Dagnor t'a retrouvée. Mais qu'en est-il de toutes celles qui ont perdu leur Ours ? Cette trêve est-elle vraiment acceptable pour elles ?

Ni Auroq, ni Dagnor n'osaient faire un geste. C'était un affrontement de Dames, où la voix des Ours n'avait pas sa place. Maya serra les poings sur la soie de son habit.

– Oui, j'ai eu de la chance, mais je ne vais pas m'en excuser ! Je fais ce que je peux pour survivre, comme tout le monde ici. Que veux-tu que je fasse ? Que je crie, que je les attaque ? Les rebelles riront bien en voyant venir une vieille maigrichonne comme moi ! On ne peut rien faire pour ces pauvres filles, toutes ces Dames qui sont tombées entre leurs griffes. C'est grâce à elles s'ils nous laissent en paix. C'est un sacrifice nécessaire pour que la situation tienne dans le temps !

Nous nous fixâmes en silence, les yeux dans les yeux, mesurant l'écart qui nous séparait. J'abdiquai la première en détournant la tête. Maya s'était construit une bulle égoïste, comme ces couples que j'avais vus sur la terrasse. Elle avait trouvé une place qui lui convenait, un périmètre sans danger qui lui permettait de vivre confortablement. Elle avait choisi de fermer les yeux et les oreilles pour survivre, pour protéger les siens... Pouvais-je vraiment la juger pour cela ?

– Pourquoi n’êtes-vous pas partis ? demandai-je à brûle-pourpoint. Pourquoi êtes-vous restés ici, avec Dagnor ?

Elle me scruta comme si je venais de dire une énormité.

– Partir ? Sortir de la Maison ? C'est impossible, ils surveillent les issues. Et puis, à quoi bon ? Il n’y a rien dehors. (Un geste méprisant lui échappa.) Je ne veux pas vivre comme un animal, me cacher dans les bois, geler tous les soirs d’hiver… Et pour manger quoi ? Quelle vie dure et grise ce serait ! La Maison est à nous. Nous avons le droit d’y vivre tout autant que ces rustres ! Nous avons même le devoir de ne pas la quitter. Ils auraient tout gagné si nous leur laissions la place !

– Mais… hésitai-je, heurtée par la logique très simple de ses arguments. Nous pourrions construire des abris… Une sorte de petite Maison à nous, et vivre en paix loin d’ici. Tu ne serais pas forcément terrée dans les bois.

– Construire ? Alors je te souhaite bien du courage. Prends donc les outils qu’il te faut, marche pendant des jours et des jours avec ça, puis commence à couper des arbres quelque part… (Mon amie secoua la tête.) C’est un chantier de titan. Et tu ferais ça quand ? Maintenant, alors que l’hiver arrive ?

– Les Anciennes l’ont bien fait, elles, répliquai-je. Pourquoi pas nous ?

Mon clan ne quittait pas mon esprit. Grenat, Téa, Sachi et toutes les autres... Je devais faire passer leur survie avant tout, mais ni le modèle qu'offrait Maya, ni celui des Dames du quartier Est n'était acceptable à mes yeux. La fuite proposée par Auroq était-elle vraiment le seul choix viable pour nous ?

– Les Anciennes avaient une science autrement plus efficace que la nôtre. Et quoi qu’en disaient les historiennes, je suis sûre qu’elles avaient de la main d’œuvre. Beaucoup de main d’œuvre ! Elles avaient dû ramener leurs mâles avec elles et les utiliser pour la construction. Comme nous aurions fait avec nos Ours ! Et puis, elles n’avaient plus nulle part où aller. Elles avaient l’énergie du désespoir.

Maya leva les yeux vers la voûte du plafond, un peu noirci par la fumée du brasero.

– Nous, nous avons un endroit à nous, Picta ! Un endroit confortable dans lequel nous pouvons vivre.

Oui, mais désormais d’autres que nous y règnent, pensai-je en mon for intérieur.

Elle me lança un coup d’œil acéré.

– C’est ce que tu veux faire ? Partir loin, avec Auroq ?

Je hochai la tête, malgré touts mes doutes. Une lueur de mélancolie passa dans ses yeux.

– Vous êtes courageux. Suicidaires, même. Ici, nous sommes bien.

Un rictus m'échappa alors qu'elle poursuivait :

– Il nous suffit de faire profil bas, d’aller travailler aux champs chaque jour, de ne pas provoquer les voyous qui vivent à l’autre bout de l’étage… et de cacher nos filles quand ils passent. Vous pourriez vivre à côté ! (Elle désigna la cloison.) Fonder une famille, vous aussi. Vous seriez heureux ici.

– Je suis trop vieille pour fonder une famille, Maya, dis-je à voix basse. Et je ne pense pas pouvoir être heureuse ici – je ne pense pas que Grenat et les nôtres le seront non plus.

Auroq me contemplait. Que voyait-il en moi ? Imaginait-il ce que cela serait de nous installer ici, de vivre comme un couple, comme Maya et Dagnor ? Pensait-il à cette famille que nous n’avions jamais fondée, ces enfants que nous aurions pu avoir ? Un remous de colère me traversa. Il était la cause de tout ceci. Il n'était pas digne d'être père.

– Personne ne tente jamais de s'enfuir, dit doucement Maya. Les couples s’installent tous ici. Enfin, peut-être que quelques Dames ont quitté la Maison, en quinze ans, mais je n’en ai pas entendu parler. Elles sont peut-être mortes de froid. Elles sont peut-être revenues au bout de dix jours, affamées et perdues… Notre sort est bien plus enviable que le leur.

Je songeai aux fillettes que nous avions laissées au soixante-cinquième étage, et qui attendaient innocemment notre retour… Si elles descendaient ici, elles passeraient certainement par les mains des rebelles, elles n'auraient pas la chance insolente de Maya. Enviable ? Ce sort n'était enviable en rien.

– Nous ne pouvons pas rester, dis-je d'un ton ferme. Pas ici, avec ces monstres juste à côté. Maya… J’ai perdu ma mère il y a quinze ans, j’ai perdu ma sœur, j’ai… Il ne me reste que Grenat. Comment pourrais-je vivre ici, avec eux ? N’as-tu perdu personne ?

Mon amie baissa la tête et se mit à lisser l’ourlet de son nemaki, méthodiquement, avec beaucoup de soin.

– Il me reste mes filles… Ainsi que mes deux tantes… Oui, je suis chanceuse, je le sais bien. Et je sais que ce sont des monstres, qu’ils ne méritent pas cette paix. Mais… (Sa voix baissa, devint un murmure.) On ne peut pas toujours contre-attaquer encore, se venger encore. Sinon… rien ne s’arrête jamais. Personne ne veut d’un nouveau massacre. Pas même eux ! La plupart ont trouvé une Dame qui leur plaît… Ceux qui ont tué et violé il y a quinze ans commencent à vieillir, ils s’assagissent, ils élèvent leurs fils et leurs filles. Je n’aime pas leur culture, je n’aime pas leur façon d’éduquer leurs enfants, de traiter leur Dame... Mais ce sont des pères, maintenant. Que veux-tu faire ? Les tuer ? Planter leurs têtes sur des piques, comme ils l’ont fait pour nous à l’époque ? Tu ne vois pas que c'est un cercle vicieux ? On ne s’en sortira jamais comme ça, Picta.

Tout mon être se rebellait devant son défaitisme. Auroq et elle s'étaient-ils passés le mot ? Ne restait-il aucune once de fierté, de courage en eux ? Ces Ours n’avaient pas le droit d’occuper notre Maison, de nous piétiner ainsi !

– Pères ou non, ils restent des violeurs et des meurtriers, dis-je sèchement. Ils ne méritaient pas d'être pères ! Traitent-ils seulement bien leurs enfants ?

La vision des deux petites filles riant aux éclats, juchées sur les épaules larges de leur père, me revint en tête. Je la chassai d'un froncement de sourcils.

– C'est facile pour toi, souffla mon amie. Tu as passé toutes ces années là-haut, loin de tout... Tu es restée coincée dans le passé... Mais moi, parfois, je n’arrive plus à les haïr. Parfois j’oublie qui ils sont, ce qu’ils ont fait.

Je me penchai en avant, stupéfaite. Maya poursuivit sans me regarder, les yeux posés sur les entrelacs dorés du plafond :

– J’ai déjà souri en voyant un jeune père faire voler son fils dans ses bras… J’ai déjà aidé un vieillard à se lever, car ses genoux le faisaient souffrir et personne ne prenait la peine de l'aider… Il m’a remerciée avec effusion. Et à chaque fois, je culpabilise. J’ai si honte ! Ce vieillard a peut-être violé mes semblables quand il était encore jeune… Ce père a dû faire partie de ces ignobles adolescents sortis de la mine ou de la forêt, qui ont battu nos esclaves avec leurs bâtons taillés en pointe !

Elle serra ses mains l’une contre l’autre. Elles étaient abîmées par son travail aux jardins, par la lessive et le ménage, je le remarquais enfin.

– Si seulement c’était plus simple ! gémit-elle. S’ils étaient restés des monstres. Si le temps ne nous avait pas tous fait changer…

Elle désigna les deux enfants qui dormaient toujours à poings fermés.

– Tiens, regarde ces deux-là… Ce sont mes petits-enfants. Je suis grand-mère, Picta !

Je la complimentai avec maladresse, surprise du changement de sujet. Mon amie semblait très fière. Pour moi, la grossesse et l'accouchement n'avaient toujours été que des concepts abstraits... mais pour elle, ils étaient une réalité depuis longtemps. Une impression confuse me prit soudain, comme si nous appartenions à deux univers différents. Deux époques différentes. Pour elle, le temps avait continué de filer alors que le mien était resté figé. Je me sentis à part, étrangement blessée par cette constatation.

– Et oui, sept fois grand-mère, même, se rengorgea-t-elle. Mais leur père… c’est l’un des leurs. C’est un rebelle… Il avait quinze ans lors du massacre.

J’ébauchai un mouvement de recul, profondément choquée. Auroq m’observait avec attention.

– Maya, bredouillai-je. Ta fille… Elle a été…

– Non. Lilas n’a pas été violée, Picta. Elle vit avec lui. Ils forment un couple…

Quelque chose m’échappait. Je ne comprenais pas ce qu’elle était en train de me dire ; ces mots n’avaient pas de sens.

– Mais il a peut-être… Il a peut-être tué sa grand-mère à l’époque, ou n’importe quelle Dame ! Il a… Comment peut-elle…

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