46.5
– Qu’avez-vous fait ? demandai-je d’une voix vibrante.
Auroq me regarda droit dans les yeux.
– Paz et Roc ne savaient pas quoi en faire. La vérité, c’est qu’ils en avaient peur. Les autres aussi. Personne ne voulait regarder là-dedans. Alors j’ai dit qu’on n’avait qu’à tout brûler. Et c’est ce qu’on a fait.
Je le dévisageai, muette de stupéfaction.
– Au début, je pensais comme toi, Picta. Qu’ils nous seraient utiles, que nous devions les utiliser… Mais en réalité, ils n’étaient qu’un poids. Une condamnation. (Il sembla hésiter.) Je sais que tu juges les miens pour tout ce qu’ils ont fait, et ils le méritent. Mais imagine s’ils avaient lu ce registre. Imagine-les retrouver leurs sœurs, apprendre qu’ils ont abattu leur propre mère, qu’ils ont laissé leurs nièces se faire violer par leurs confrères…
Je me levai d’un bond, en essayant de calmer ma colère, de l’empêcher de hurler dans ma voix.
– Mais c’est bien ce qu’ils ont fait. C’était une prise de conscience nécessaire. Ils ont mérité cette douleur ! Nos deux peuples ne font qu’un, il serait temps qu’ils s’en rendent compte !
Auroq haussa le ton lui aussi.
– Mais ça, ils le savent déjà, Picta ! Ils ont attaqué la Maison sous le coup de la fureur, pour venger leurs fils qui mouraient au travail, leurs pères qui s’y usaient les os… Imagine ce qu’ils ont ressenti lorsque tout a été fini.
– Pas grand-chose, visiblement, cinglai-je d’une voix acide. Autrement, ils n’auraient pas continué sur leur lancée !
– Si vous voulez vous battre, vous sortez, intervint Maya d’une voix très calme. J’ai deux petits qui dorment ici, je vous remercierais de baisser la voix.
– Bien sûr qu’ils ont continué sur leur lancée, chuchota furieusement Auroq. Parce qu’accepter leurs liens du sang, chercher leurs mères et leurs sœurs, ç’aurait été reconnaître qu’ils ont eu tort, que la révolte les a fait souffrir eux aussi, qu’elle n’a été qu’une énorme erreur. Ça remet bien trop de choses en question, ça pose un jugement sans appel sur leurs actes ! Alors ils vont de l’avant, ils refoulent, ils essaient d’oublier la vérité. Il font comme si vous n’étiez rien pour nous, parce que cela leur est vital. Mais ils le savent bien. Ils savent qu’ils ont tué leur propre famille… Ils tentent juste de l’ignorer. Maya l’a dit elle-même. Elle préfère l’ignorance à la souffrance ! Leur mettre ces registres sous le nez, ce n’était pas la chose à faire !
– Parce que les conforter dans leur choix, cela l’était, peut-être ? rétorquai-je. Nous devrions avoir de la pitié pour eux, chercher à les ménager ? Comment as-tu pu faire une chose pareille, Auroq ? Je n’arrive pas à le croire !
Les yeux d’Auroq flamboyaient. Deux minuscules foyers de flammes rouges, aussi vifs que le brasero qui s’y reflétait.
– Mets-toi un instant à leur place ! Tu as toujours eu une vie facile, Picta ! (J’accusai le coup, giflée par cette accusation à peine voilée.) Toi, Maya et toutes les autres Dames, avant la grande catastrophe, vous n’avez jamais vécu un centième de ce que les miens ont vécu. Jamais ! Toutes les Dames, tous les domestiques haïssent Paz et Roc parce que ce sont les chefs de la révolte, et je ne les aime pas non plus. Mais ce que vous oubliez tous, c’est qu’avant ça, ils ont vécu presque cinquante ans à la mine !
Hors de lui, Auroq désigna le Nord. Sa voix restait aussi basse qu’il le fallait pour préserver le sommeil des enfants, mais elle débordait de rancœur.
– Pendant cinquante ans, ils ont vécu dans le noir, ils ont travaillé du matin au soir et enterré des gamins à peine pubères ! Des gamins comme ces deux-là, qui sont morts dans des tunnels si étroits qu’ils vous donneraient des cauchemars, pour que vous puissiez chauffer vos petites fesses blanches bien confortablement. Des gamins qui sont morts pour vous ! (Il nous fixa l’une après l’autre.) Vos fils, vos neveux, vos frères !
Maya crispa les mâchoires et, glacée par les mots d'Auroq, je me demandai si elle pensait à son fils.
– Est-ce que vous avez déjà vu un niveau de forage ? asséna-t-il. Bien sûr que non ! Vous ne connaissez que la Maison, vous avez grandi dans l'or et la soie ! Vous ne pouvez pas reprocher à Paz et Roc ce qu’ils sont devenus. Vous ne pouvez pas juger les miens pour ce qu’ils ont fait ! Ils ont pris les armes parce qu’ils n’avaient rien d’autre pour se faire entendre, parce que vous ne leur avez rien laissé. Voilà la vérité !
Je serrai les poings, serrai les dents. Tout en moi était contracté, brûlant et figé, et je me demandai si Maya se sentait aussi perdue et ravagée que moi, comme si le moindre coup de vent allait la briser. Je me sentais nauséeuse, en colère, coupable et par-dessus tout, j’en voulais à Auroq de nous jeter toutes ces vérités au visage.
– Es-tu en train de dire que nous méritons ce qui nous est arrivé ? jeta la voix de mon amie.
– Je suis en train de dire que les miens ne sont pas que des monstres, et qu’ils ne méritaient pas de porter le poids des registres en plus de tout le reste. Est-ce que ta caste, Picta, ne les a pas cachés pendant des siècles ? Cela arrangeait bien les Dames de ne pas savoir, de ne pas mettre de nom ou de visage sur les mâles de leur propre sang !
Comment parvenait-il à toujours toucher juste ? L'espace de quelques secondes à peine, je me revis à peine âgée de vingt ans, dans la salle des registres, sur le point de consulter ma propre généalogie. Je voulais connaître mon père... Je n'avais jamais pu. Au dernier moment, la lâcheté m'avait vaincue. Si je le retrouvais malade ou épuisé, un ouvrier parmi d'autres aux entresols... Comment le regarder dans les yeux ? Comment dire ces mots terribles : Je suis ta fille et ma mère ne m'a jamais, jamais parlé de toi ?
– Parfois, il faut souffrir encore pour pouvoir espérer reconstruire quelque chose de meilleur, repris-je avec fermeté. Cela aurait pu les remettre dans le droit chemin. Tu les as peut-être privés d’une rédemption ! Tu n’avais pas le droit de faire une chose pareille, de détruire ces registres séculaires, de prendre cette décision pour notre peuple entier ! Mais dans quel monde vis-tu, à la fin ?
Il secoua la tête.
– Picta. Tu ne comprends pas… La majorité des jeunes garçons qui ont attaqué la Maison ont été trompés.
Il mit la tête dans ses mains et souffla avec rage.
– Nous les avons trompés. Je les ai trompés. Ils ne savaient pas que les Dames étaient nos mères et nos sœurs. Nous leur avions appris que les Ours se reproduisaient ensemble… Ils ne savaient pas… Ils ne savaient rien.
Maya et moi nous figeâmes. Même Dagnor cessa de bouger.
– C’est ma faute, siffla Auroq entre ses dents. C'est mon fardeau... Ils se sont rendus compte bien après que les Dames violées donnaient naissance à de petits Ours… Pouvez-vous imaginer leur choc ?
Il releva la tête, nous fixa l’une après l’autre de son regard ardent. La souffrance vibrait autour de lui, en lui, comme une aura invisible.
– Je leur ai fait subir une chose pareille, et tu voudrais que je leur montre tes registres, que je mette des noms, des liens du sang sur toutes celles qu’ils ont violentées ? Celles dont ils ont abusé ? (Il désigna les deux petits.) Ne blâme jamais leur père pour ce qu’il a pu faire il y a quinze ans ! C’était un enfant manipulé. Nous sommes les responsables. Nous, les adultes.
Maya ne disait plus rien. Moi non plus. Dagnor fixait Auroq, l’un de ses doigts calleux piégé dans la menotte du petit Ours.
– Je ne peux pas… Je ne pouvais pas rendre les registres publics. Mieux valait qu’ils ne sachent pas. (Il enfouit son visage dans sa paume et j'eus l'impression qu’il retenait des larmes.) Traite-moi de menteur, Picta ! Je le suis. Je n’ai pas cessé de mentir. J’ai blessé mes neveux… J’ai trahi leur confiance et celle de tous les autres. Peux-tu vraiment leur reprocher d’agir comme si de rien n’était, d’imiter leurs pères, de ne pas réussir à accepter la vérité ? Ils survivent comme ils le peuvent avec les actes atroces dont ils sont coupables…
Avant que le silence ne retombe sur nous, aussi noir et écrasant qu’une chape de plomb, il se leva d’un bond.
– Je dois sortir.
Le rideau de perles bruissa lorsqu’il s’en alla au pas de charge.
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