Chapitre 49
2e épisode du jour ! :D
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Nous descendîmes sans encombres. Personne ne parlait. Nos trois groupes ne se mélangeaient pas ; les Ours ouvraient la marche, suivis du groupe de Dames inconnues, et nous terminions la file. C’était une étrange procession que nous formions ainsi, chacun économisant son souffle, ses gestes, et sans doute ses espoirs et ses rêves. Je ne pensais à rien d’autre qu’à celles que nous laissions derrière nous. La culpabilité me dévorait.
– Auroq, finit par chuchoter ma sœur alors que nous atteignions le troisième étage. Asteior… Que va-t-il faire ? Quel est son rôle exactement ?
Mon Ours soupira.
– Au rez-de-chaussée, toutes les portes ont été condamnées. Toutes sauf deux. Elles sont fermées par un verrou rudimentaire et une seule clef peut les ouvrir.
Ces quelques mots suffirent à m’estomaquer. J’avais peur de ce qu’il dirait ensuite. La survie d’autant de monde tenait-elle donc à un si petit objet ?
– Paz la porte autour du cou en permanence, poursuivit-il. Ou parfois Roc, son compagnon. Ces deux-là sont toujours fourrés ensemble, de toute manière. Pour eux, avoir la clef de la Maison, c’était avoir tout pouvoir sur elle. Ils sont les seuls à contrôler les entrées et sorties à cet endroit.
– Mais pourquoi une clef ? demandai-je à voix basse. Vous aviez déjà des échelles. Pourquoi ne pas avoir complètement condamné le bas de la Maison ?
– Maintenant qu’il n’y a plus de cordes pour les monte-charges, on doit monter les combustibles nous-mêmes, à la force des jambes. Un escalier, c’est moins casse-gueule qu’une échelle. Alors quand on a un nouveau stock de naphte ou de bois, Paz ouvre les portes et on recrute une cinquantaine de gars pour tout monter en haut.
– Reste-t-il réellement des ouvriers au travail ? soufflai-je. Des bûcherons, des tourbiers, des foreurs ? Alors qu’ils pourraient se prélasser là-haut, avec vous ?
Les lèvres d’Auroq se crispèrent.
– Personne ne se prélasse, Picta. Cela fait bien longtemps que les miens ont mis en place des roulements pour aller chasser, pour travailler à tour de rôle à la mine, à la forêt, aux champs de tourbe… Mais les quantités n’ont rien à voir avec ce que nous exploitions avant. Et de toute façon, les filons s’épuisent. Les arbres meurent. Tôt ou tard, tout s’arrêtera.
Je fronçai les sourcils, en refusant de m'appesantir sur ces mots-là.
– Et Asteior, dans tout cela ? Va-t-il voler la clef ?
– La voler au cou de Paz, pendant son sommeil ? Asteior est un Ours, pas une petite souris. Il serait déjà mort s’il avait tenté une chose pareille.
Grenat écoutait, silencieuse, les yeux fixés sur le tapis miteux qui défilait sous nos pas.
– Il va tenter d’attirer Paz en bas.
– Comment ?
Je tentais d’endiguer ma nervosité en posant mes questions, en extirpant les informations à Auroq, mais cela n’endiguait rien du tout. Dans quel sinistre piège nous dirigions-nous ?
– Il va lui faire croire que Raffe, mon troisième neveu, est revenu gravement blessé de sa chasse et qu’il est incapable de monter les échelles. Paz est très attaché à Raffe. Je crois…
Il marqua une pause.
– Je crois qu’il l’aime comme un fils.
Les yeux verts et rusés me revinrent en mémoire. Je retins un frisson de dégoût.
– N’a-t-il pas de fils adoptif, ce Paz ?
– Non. Il a toujours refusé d’être éleveur pour la Maison. S’il veut faire monter mon neveu pour le soigner, il devra lui ouvrir la porte en bas et nous aider à le porter dans les escaliers. Voilà ce que va lui dire Asteior. Ce qu’il est peut-être déjà en train de lui dire.
Il détourna la tête.
– Raffe revient à l’aube de sa chasse. Il sera affamé et épuisé, mais je veux qu’il nous rejoigne. Asteior doit le faire venir, après Paz, de manière à ce que les deux ne se croisent pas. (Il inspira, expira longuement.) Si par malheur Raffe rentre en avance, et qu’ils se croisent… Alors le mensonge d’Asteior sera découvert...
– Et ils le tueront, dit Grenat d’une petite voix. C’est cela, Auroq ?
– Ils voudront certainement comprendre le motif, lui extorquer la vérité. Ils le battront, mais il ne dira rien, pardi. On parle d’Asteior. Alors…
– Alors ils le battront à mort, terminai-je d’une voix sourde. Et nous resterons coincés en bas, sans la clé, sans aucune possibilité de nous enfuir.
Auroq garda le silence quelques instants, puis il passa un bras autour de mes épaules et l’autre autour de celles de Grenat. Cette fois, je ne le repoussai pas.
Il nous serra contre lui et nous continuâmes à marcher ainsi, en silence, tous les trois.
***
Quand nous parvînmes au deuxième étage, les couloirs n’étaient qu’obscurité. Ici, personne n’avait pris la peine de creuser les murs pour créer des fenêtres, et nulle lampe ne brûlait. Personne ne vivait ni ne dormait là. Nos pas, pourtant légers, résonnaient dans ce silence de tombe. Seules les lampes d’Auroq et de son neveu éclairaient notre chemin.
Nous nous retrouvâmes bientôt devant une sorte de porte de fortune, hérissée de clous. Nous la contemplâmes en silence.
– Il devrait y avoir un escalier, ici, dit Hatsu d’une voix cassée. Un très grand escalier, aux marches bordées d’or…
Hatsu avait été Grande Dame. Gouvernante, plus précisément. Comme moi, elle avait siégé au Conseil. Je me souvenais moi aussi de cet escalier somptueux… Ce qu’avait dit Maya me revint soudain.
« Personne n’est descendu là-bas depuis très longtemps… Le rez-de-chaussée, le premier, le deuxième… Ils sont condamnés. »
– Ce n’est qu’une façade, grogna Auroq. Pour décourager les vôtres. Mais elle ne ferme rien.
Il posa sa lampe, étudia le bas de la fausse porte, là où il n’y avait pas de clous. Puis, d’un simple coup de pied, il fit céder les gongs factices. Le gigantesque panneau de bois chuta en arrière dans un fracas de tous les diables.
– Tout va bien, dit Auroq en nous voyant bondir. Il n’y a personne ici.
Il reprit sa lampe, et avant de s’enfoncer dans l’escalier, il prit le temps de nous regarder toutes.
– Ne faites pas attention à l’odeur.
La boule au ventre, nous le suivîmes. L’escalier majestueux était toujours là. Il était simplement écaillé, usé. Les filigranes d’or s’étaient détachés par plaques. Et des taches brunâtres avaient imbibé ses marches à certaines endroits. Nous savions toutes ce que c’était.
Aucune Dame n’était retourné là depuis bien longtemps. Une odeur de moisi et de putréfaction flottait dans ces espaces clos. Tout était large et rectiligne, comme dans mon souvenir, mais une atroce sensation d’étouffement me prit. Dans ma jeunesse, cet étage dédié aux Grandes Dames n’avait été que magnificence et lumière ; à présent, il puait la mort à plein nez. Une main sur la bouche, nous avancions lentement, le cœur au bord des lèvres.
– Cette odeur, finit par dire Mina d’une voix à la fois craintive et téméraire. Qu’est-ce que… D’où vient-elle ?
– Comment peut-il rester encore des corps ? ajoutai-je. Les vôtres n’ont-ils pas au moins brûlé ou enterré les victimes du massacre ?
Les filles de notre clan s’agitaient, murmuraient, mais les autres Dames – celles qui s’étaient enfuies dans la nuit, qui avaient vécu avec les rebelles – ne disaient rien, ne posaient pas de questions. Elles se contentaient d’avancer, les yeux vides.
– Auroq ! insistai-je sèchement.
Il baissa la tête, cachant son expression. La lueur de la lampe faisait surgir ses molaires blanches au milieu de sa joue, comme une étrange rangée de perles.
– Ils n’ont pas… Ils n’ont pas brûlé les corps de toutes les Dames. Ils n’ont jamais voulu le faire pour les Grandes Dames.
Hatsu et moi retînmes notre souffle.
– Que dis-tu ? chuchota-t-elle.
– Les Grandes Dames, c’était le Conseil, c’était les lois… (Il me fixa dans les yeux.) Elles étaient la Maison. Ils ne voulaient pas leur offrir de sépulture, ni de crémation.
– Ils, ils, sifflai-je. Qui sont ces ils ? Paz et Roc, encore ?
– Eux et de nombreux autres. Alors ils les ont laissées pourrir là. Les autres Dames n’ont jamais été autorisées à revenir, ou à les identifier.
– Quelle honte, chuinta Hatsu. Quelle barbarie !
Auroq marqua une pause presque infime. Puis il dit lentement :
– À mon époque, quand un esclave devenu trop vieux mourait d’épuisement aux entresols, il était brûlé puis jeté dans le compost avec les excréments. Vous le saviez ?
Sa voix n'était ni accusatrice, ni agressive. Elle disait simplement la vérité. Hatsu ne répondit rien. Bien sûr qu’elle le savait. Nous le savions toutes.
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